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ajoutait que c’était le Christ enfanté hors de la nature humaine, et où la chair était consubstantielle à l’esprit, qui avait souffert, qui était mort, qui était ressuscité. Le sacrifice de la croix se transformait par là en un spectacle fantastique qui n’était dénué ni de grandeur ni d’éclat, mais qui laissait complètement de côté le crime de la race humaine et sa rédemption. Apollinaire semblait n’avoir eu en vue qu’une paraphrase poétique du mot de saint Paul : « il a pris une forme d’esclave. » Telle qu’elle était, sa doctrine plut à des imaginations exaltées comme la sienne ; mais il ne dévoilait pas ses mystères à tout le monde, et dans l’église qui se forma bientôt autour de lui il institua deux enseignemens : l’un public, et qui ne différait en rien de l’enseignement catholique ; l’autre secret, où on se livrait aux hypothèses les plus hardies, tendant toutes à faire disparaître dans la personne de Jésus son humanité. Ces rêveurs mystiques se multiplièrent en un grand nombre de sectes sous des noms d’aventure, car celui d’Apollinaire ne fut prononcé qu’après sa mort. Il put voir ses doctrines anathématisées par plusieurs conciles sans que son siège lui fût enlevé, ni qu’il fût lui-même inquiété. Le grand danger de ces sectaires était qu’ils se glissaient partout sous une apparence hypocrite d’orthodoxie. Antioche eut même son évêque apollinariste qui sema le principe de cette hérésie chez beaucoup de fidèles. On avait beau prodiguer contre eux les condamnations et les anathèmes ; ils se dérobaient par des professions de foi simulées aux sévices de l’autorité séculière non moins qu’à ceux de l’autorité ecclésiastique. Leurs adeptes étaient nombreux, surtout dans les couvens de moines, où des esprits naturellement enclins au mysticisme y étaient entraînés encore davantage par les habitudes contemplatives et la méditation solitaire.

On comprend que l’attention de pasteurs vigilans devait se porter sur tout ce qui pouvait nourrir ces erreurs si vivaces et si difficiles à saisir, et Jean se serait moins effrayé peut-être d’une doctrine qui, pour combattre celle-ci, eût exagéré tant soit peu la part de la nature humaine dans la personne du Sauveur. Or on trouvait dans les anathématismes de Cyrille des propositions telles que celle-ci : « si quelqu’un ne confesse pas que le Verbe de Dieu a souffert dans sa chair, qu’il a été crucifié dans sa chair, qu’il a goûté la mort dans sa chair, et qu’il a été le premier-né d’entre les morts en tant qu’il est vie et vivifiant comme Dieu, qu’il soit anathème ! » D’autres articles appuyaient de même que celui-ci sur l’expression de « chair propre du Verbe ; » le troisième semblait même confondre les deux natures après l’incarnation en leur attribuant « une union réelle et naturelle. » Ces expressions, rapprochées d’une phrase fameuse de Cyrille : « une seule nature du Verbe incarné » (phrase dont Eutychès devait s’armer bientôt), pouvaient faire croire que les