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frontière de l’Attique et les défilés du Cithéron. Pour détromper Isocrate, il faudra Chéronée. Philippe vient d’anéantir par le fer et le feu un des peuples les plus braves de la Grèce, les Phocidiens ; il a changé leur territoire en un désert où fument encore partout les ruines. Alors même Isocrate ne voit encore à la Grèce qu’un ennemi, la Perse ; il n’a qu’une idée, décider tous les Grecs et Athènes la première, cette Athènes dont il avait jadis retracé lui-même la glorieuse histoire, à s’incliner devant le Macédonien et à s’enrôler sous sa bannière pour aller conquérir l’Asie. Ainsi, lorsqu’en 1866 la Prusse se préparait à écraser l’Autriche qu’elle avait compromise, il s’est trouvé en France tout un groupe d’écrivains pour soulever les esprits contre l’Autriche et pour exalter la Prusse, « puissance protestante et libérale. » Contre cette malheureuse Autriche, on exploitait de vieux souvenirs, comme Isocrate contre la Perse ceux des guerres médiques, et, pour détourner les yeux des ambitions prussiennes, on insistait sur le péril imaginaire de je ne sais quelle restauration du moyen âge rêvée par l’Autriche. De même Isocrate, quand Philippe franchissait les Thermopyles, le saluait comme « l’homme providentiel » chargé d’arracher la Grèce au danger d’une nouvelle invasion asiatique. Quand il s’agit d’embrouiller les idées de tout un peuple et d’égarer l’opinion, ceux qui y travaillent de bonne foi sont encore plus dangereux que les sophistes à gages : il est un certain air de conviction qui ne s’imite pas. Dupe lui-même, Isocrate a peut-être à son insu rendu plus de services à Philippe que les orateurs, j’allais dire les journalistes, qu’il soudoyait à Athènes.

Nous avons eu nos Isocrates dans ces tristes années que nous venons de traverser ; mais ils n’écrivaient pas le français comme Isocrate écrivait le grec. La langue, l’art, les finesses de style, c’est ce qui reste jusqu’au bout sa principale préoccupation. C’est à ce titre surtout que l’on peut lire avec quelque intérêt le Panathénaïque, où il reprend d’une plume alanguie par l’âge le thème qu’il avait traité quarante ans plus tôt, l’éloge d’Athènes. Il avait quatre-vingt-quatorze ans quand il commença cette œuvre, quatre-vingt-dix-sept quand il l’acheva. Isocrate était né académicien : il faut voir comme, au terme de sa longue vie, il jette un coup d’œil de satisfaction sur tous ces beaux discours qu’il a écrits, sur ce dernier discours qu’il donne aujourd’hui au public. Il y a surtout un passage curieux, où il se montre à nous entouré de trois ou quatre jeunes gens, éplucheurs de phrases comme lui et « regratteurs de mots, » qui s’exercent sous sa direction à toutes les subtilités de la rhétorique, à toutes les combinaisons de la période ; ces respectueux disciples, dociles confidens, lui renvoient l’écho de la naïve admiration que lui inspirent ses propres ouvrages. Ce qui fait sourire, c’est