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« anesthésie bienfaisante. » Le mot a mis en fureur les écrivains radicaux. Proudhon prétend que c’est chloroformer le peuple pour mieux l’assassiner et le voler plus à son aise. Peut-être, pour emprunter une comparaison aux opérations chirurgicales, pourrait-on dire tout au plus qu’on cherche à faire subir au patient l’extraction d’une dent sans qu’il s’en aperçoive trop. Est-ce un grand crime, et y a-t-il bien lieu de parler d’assassinat et de vol ? Un homme d’état anglais faisait consister tout le problème fiscal à tirer des populations le maximum d’impôt avec le minimum de mécontentement. C’était exagérer sans doute. Il faut demander le moins d’impôts qu’on peut ; mais, quelle que soit la somme, le minimum de mécontentement est un excellent but à poursuivre.

On répète aussi avec insistance que seul l’impôt direct est loyal ; seul il avertit le contribuable de ses charges réelles ; avec lui on sait ce qu’on paie et pourquoi on paie. Cette raison me frappe, je l’avoue ; mais, si la somme est forte, cette pesanteur dont on fait un mérite ne va-t-elle pas devenir un défaut intolérable ? N’est-ce pas le cas de diviser le fardeau pour le rendre supportable ? Ne serait-ce pas le lieu d’avoir égard à cette « facilité psychologique » dont il était question tout à l’heure ? C’est aussi l’habitude des écrivains radicaux de traiter comme un pur sophisme cette idée que les taxes de consommation sont plus volontaires parce qu’on est libre de consommer. Je reconnais qu’on n’est pas libre de ne pas consommer les choses de nécessité. Comment soutenir qu’on ne l’est pas d’étendre plus ou moins sa consommation pour les choses de simple utilité et surtout d’agrément ? C’est même cette circonstance qui, en somme, quoi qu’on en dise, proportionne le mieux cet impôt à la richesse et à la jouissance. Le pauvre qui épargne ne paie point, le riche qui dépense paie ; n’est-ce pas dans l’ordre, même démocratiquement ? On ne s’étonnera pas que j’insiste, à ce point de vue de la démocratie, sur la révolution complète qui tend à s’opérer dans les idées. C’est un fait digne de remarque, et dont la portée est grande. On veut aujourd’hui que l’impôt direct soit l’impôt des peuples libres. Il faut avouer du moins que la prétention est nouvelle. Montesquieu a soutenu le contraire. En France, des économistes et des financiers de l’école libérale, J.-B. Say et M. Thiers en tête (je puis certes citer M. Thiers à la tête des libéraux, bien qu’il ne soit pas toujours libéral en économie politique), ont développé avec beau ; coup de force la thèse de Montesquieu. Adam Smith, qu’anime au plus haut degré le même esprit, n’y fait point exception, et de nos jours M. Stuart Mill, qui est non pas seulement libéral, mais démocrate, et à qui il ne manque par conséquent aucune des conditions requises pour se faire écouter, ne croit pas manquer à sa cause en