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seigneurs par la naissance, ils sont souvent démocrates de conviction. Ils parlent rarement à cœur ouvert de politique étrangère, leur bouche est close par d’impérieuses considérations ; mais, quand ils peuvent s’ouvrir sur ce sujet, nul ne le traite avec plus de clairvoyance qu’eux. L’Anglais a l’œil observateur et le jugement très sain, seulement il voit tout par la lorgnette britannique ; le Russe est trop européen pour que sa vue soit troublée par le patriotisme moscovite. C’est une vraie bonne fortune d’aborder la question d’Orient avec un guide comme le général Fadéef. Ce qui prouve sa sagacité, c’est que, dans l’écrit que nous nous proposons d’analyser[1], il a prévu plusieurs des faits considérables réalisés depuis, notamment l’alliance de la Prusse et de l’Autriche, dont il indique les motifs de la façon la plus précise.


I

On parle encore de question d’Orient, mais ce terme n’a plus le même sens qu’autrefois, du moins pour ceux qui connaissent la situation. Une autre question bien plus vaste, bien plus redoutable, a surgi : la question du panslavisme, et c’est de celle-ci que dépend nécessairement la solution de la question d’Orient. Il ne peut plus s’agir aujourd’hui d’un partage des territoires turcs dans le genre du partage de la Pologne, ou de celui que l’empereur Nicolas proposait à l’ambassadeur d’Angleterre à la veille de la guerre de Crimée. Les populations slaves du Danube et du Balkan ont pris conscience d’elles-mêmes ; elles seront un jour les maîtresses du territoire qu’elles occupent, parce qu’elles se multiplient, tandis que les Turcs disparaissent ; il n’y a plus à les partager. Les Serbes, les Bosniaques et les Bulgares s’affranchiront du joug ottoman ; mais se constitueront-ils sous les lois ou du moins sous le protectorat de la Russie ? Voilà le point qui demeure incertain. Or, suivant le général Fadéef, ce n’est que par le moyen du panslavisme que la question peut être résolue dans un sens russe. Jamais l’Autriche ne souffrira que la Russie s’empare du Danube et domine sur le Balkan, et l’Autriche, en raison de sa position géographique, peut toujours, quand elle le veut, arrêter la Russie. Celle-ci doit donc détruire l’Autriche, si elle veut atteindre son but, et le moyen d’y parvenir, c’est de l’attaquer par l’arme du panslavisme. C’est ainsi que la question panslave a pris la place de la question d’Orient.

Les faits rappelés par le général Fadéef nous permettront de

  1. Il a paru le 4 décembre 1869 avec la permission de la censure. L’ouvrage du général Fadéef sur les Forces militaires de la Russie est formé d’articles publiées dans le Russki Westnik (le Messager russe) de MM. Katkof et Léontief.