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prouver jusqu’à l’évidence les points qui précèdent ; mais déjà nous pouvons en tirer d’importantes conclusions que l’auteur ne pouvait indiquer. On voit maintenant pourquoi dans la guerre de 1866 et dans celle de 1870 la Russie a observé une neutralité toujours bienveillante pour la Prusse, et pourquoi elle a menacé l’Autriche d’une attaque immédiate, si cet état venait au secours de la France. A part même l’affection et les liens de famille qui existaient entre le roi Guillaume et l’empereur Alexandre, l’intérêt russe commandait cette ligne de conduite. Les victoires de la Prusse lui ouvraient le chemin de Constantinople ou du moins lui donnaient une chance, — la seule possible peut-être, — d’y arriver. Sadowa, en affaiblissant l’Autriche et en la livrant aux déchiremens des nationalités, écartait le principal obstacle. Les défaites et l’affaiblissement de la France présentaient un double avantage. La triple alliance de l’Angleterre, de la France et de l’Autriche avait imposé la paix à la Russie en 1855, et elle offrait une barrière invincible à ses entreprises. L’Autriche et la France vaincues, l’Angleterre restait seule, et la triple alliance n’était plus à redouter. Ce n’est pas tout. De ces grands bouleversemens sortait, sinon la certitude, au moins la possibilité d’une alliance pour la Russie. Dans l’ancien ordre de choses, il n’est pas un état, pas même la Prusse, qui l’aurait aidée à marcher sur Constantinople. Dès qu’il franchissait le Danube, le tsar devait s’attendre à voir se lever contre lui l’Europe tout entière. S’avancer seul contre tous était une folie évidente ; c’était déjà trop de l’avoir essayé en 1853, et il aurait pu le payer de la perte de la Pologne et de la Finlande ; mais la France diminuée, brûlant de prendre sa revanche et de recouvrer ses provinces, pouvait un jour venir en aide à la Russie, si celle-ci lui garantissait la conquête de ses frontières naturelles. Avec tout état qui désire plus ardemment une chose qu’il ne craint la prépondérance du panslavisme, la Russie peut s’entendre ; avec les autres, tout accord est impossible. Pour la France puissante et glorieuse, l’alliance russe était une chose monstrueuse ; pour la France vaincue et mutilée, elle peut devenir une tentation, un espoir.

J’ignore ce qu’a pu dire M. Thiers lors de sa mission à Saint-Pétersbourg ; mais voici probablement ce qu’aurait répondu le prince Gortchakof, s’il avait pu exprimer nettement le fond de sa pensée : Vous nous avez vaincus à Sébastopol, et, tant que vous serez forts, vos vaisseaux unis à ceux de l’Angleterre garderont le Bosphore. Vous avez en main l’arme terrible de la Pologne, et en cas de besoin vous vous en seriez servis contre nous, comme vous avez voulu le faire en 1863 ; maintenant vaincus à votre tour, vous ne songerez qu’à vous venger, et peut-être l’heure sonnera où nous marcherons