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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/413

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D’abord on jette les troupes en proie aux fièvres de la Dobrutcha ; puis, après avoir sacrifié des milliards et des centaines de mille hommes, on finit par prendre un fort dans la Baltique et une forteresse en Crimée. Aussitôt on s’empresse de faire la paix en imposant seulement à la Russie la neutralisation de la Mer-Noire, qu’elle devait évidemment secouer à la première occasion, ce qu’elle n’a pas manqué de faire en effet l’an dernier. Comme résultat de cette guerre, il ne reste rien, sauf un monument dans Pall-Mall à Londres, et à Paris le nom d’un pont et d’un boulevard. La Russie, éclairée par les événemens sur les causes de sa faiblesse, a émancipé ses serfs et construit ses chemins de fer, et elle est aujourd’hui bien plus forte qu’en 1854. Si l’on pensait que l’intérêt de l’Europe commandait la guerre, il fallait la faire dans un but qui en valût la peine, c’est-à-dire pour mettre désormais à l’abri de l’ambition russe la Turquie et l’Autriche. Alors il fallait faire une guerre à fond, comme dit M. de Bismarck, marcher en avant avec l’Autriche, qui ne demandait pas mieux, pousser la Suède en Finlande en lui assurant la possession de cette province suédoise d’origine, soulever et reconstituer la grande Pologne sous un prince autrichien, indemniser l’Autriche de la perte de la Galicie au moyen des principautés danubiennes, et, quant à la Prusse, s’assurer au moins sa neutralité en lui donnant les provinces baltiques. De cette façon, le succès était assuré et un grand résultat obtenu. L’Europe n’avait plus à craindre la suprématie moscovite, les Slaves occidentaux conservaient leur indépendance, et la Russie était ramenée à sa véritable mission, qui est de porter la civilisation en Asie. Ce plan de campagne, esquissé un instant au printemps de 1855[1], serait certainement suivi aujourd’hui et exécuté avec toute l’énergie dont l’Allemagne peut disposer. Les Anglais et les Suédois s’avançant en Finlande, la Prusse poussant ses armées de Kœnigsberg sur Saint-Pétersbourg, et l’Autriche les siennes de Cracovie sur Moscou, la Russie aurait bien de la peine à se défendre. Depuis 1812, les conditions sont changées. Grâce aux chemins de fer, les armées se concentrent en quelques jours et pénètrent en quelques semaines jusqu’au cœur du pays envahi. En une campagne, tout est fini. D’ailleurs il ne faudrait point poursuivre les Russes jusqu’au fond de leurs immenses provinces ; il suffirait d’occuper la Finlande, les provinces baltiques, et de reconstituer la Pologne. Le général Fadéef voit clairement le danger. « Si nous ne ramenons pas à

  1. En novembre 1854, un traité était conclu avec la Suède, qui devait prendre l’offensive en Finlande au printemps 1855. L’Angleterre s’était refusée à trancher la question d’Orient au moyen de la question polonaise. L’Autriche, faiblement appuyée, n’avait agi que par sa neutralité armée. Néanmoins la guerre allait changer de caractère quand le roi de Prusse, qui voyait le danger, détermina Nicolas à subir la paix.