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nous la Pologne, s’écrie-t-il, les Allemands la rétabliront contre nous ; c’est leur intérêt. » Leur évident intérêt en effet, car la Pologne indépendante leur servirait d’infranchissable boulevard. La garder pour eux-mêmes serait la folie d’une aveugle et inique ambition. Ce serait d’abord violer le principe des nationalités sans cesse invoqué par l’Allemagne ; puis, motif plus décisif, ne pouvant germaniser toutes les provinces polonaises, on les rejetterait dans les bras des Russes, comme en 1846, et le panslavisme reprendrait aussitôt une puissance bien plus redoutable que celle dont il a pu disposer jusqu’à ce jour, car il réunirait cette fois tous les Slaves au service d’une même cause, et il serait armé contre l’oppression teutone du plus saint des droits. Trop faible peut-être pour se défendre, la Pologne perdra qui voudra l’asservir, la Russie d’abord, ensuite l’Allemagne.

La Russie ne doit pas se faire illusion sur ses moyens de résistance. Deux choses essentielles lui font défaut : la liberté et les lumières, et elle ne voit peut-être pas même la faiblesse qui en résulte. Le despotisme est exposé à de terribles mécomptes. Les aveux de Napoléon III et de ses ministres nous en apportent chaque jour des preuves effroyables. Voyez par exemple l’écrit du comte Palikao. On se croyait admirablement préparé, et tout manquait, même dans les arsenaux comme Strasbourg. Le gouvernement russe paie pour avoir le meilleur matériel de guerre. L’obtient-il, et serait-il prêt là où il devrait l’être ? Nul ne peut le dire. On raconte à ce sujet plus d’une anecdote en Russie. Ainsi récemment, affirme-t-on, l’empereur visitait ses régimens pour s’assurer que tous étaient armés du fusil transformé. Plusieurs en manquaient, mais immédiatement après la revue on expédiait, par chemin de fer, les nouveaux fusils à ceux qui en étaient encore dépourvus. Le fait fût-il faux, il est cru possible, et cela peint la situation. Sans le contrôle de la presse et de l’opinion libres, la vénalité et le désordre, ignorés ou tolérés, désorganisent tout. Les populations russes ont les qualités les plus solides, mais elles manquent complètement d’instruction, et même les hautes études sont peu cultivées[1]. Or des hommes

  1. D’après les Archives de statistique militaire, qui sont publiées à Saint-Pétersbourg par les meilleurs officiers de l’état-major, la fréquentation des écoles en Russie a lieu dans les proportions suivantes. Dans les trente-cinq provinces russes proprement dites, où fonctionnent les états provinciaux, — qui font beaucoup pour l’enseignement, — 1 élève sur 168 habitans fréquente l’école. Dans les trois provinces où il n’y a pas encore d’états provinciaux, on trouve 1 élève sur 471 habitans. Dans les six provinces nord-ouest du district de Vilna, il y a 1 écolier sur 186 habitans. Dans les trois provinces sud-ouest (Kief, Podolie, Volhynie), on compte 1 écolier par 532 habitans ; dans les provinces de la Vistule (royaume de Pologne), 1 sur 31 habitans ; dans les provinces de la Baltique, 1 sur 19 habitans, et en Sibérie 1 écolier sur 664 habitans. — L’enseignement supérieur n’est pas plus florissant. On ne parvient point à remplir convenablement les chaires universitaires, et beaucoup d’entre elles restent vacantes. Naguère encore à Kasan la botanique, la philosophie et la littérature latine ne trouvaient point de professeurs. A Charkov, sur quatorze chaires de professeurs extraordinaires, une seule était occupée. A Kief, les chaires créées par le règlement de 1863 sont presque toutes restées vacantes ; en 1867-1868 la faculté de philosophie ne comptait que deux membres. A Odessa, le vide était encore plus grand. Les douze chaires les plus importantes n’avaient point de titulaires. Le gouvernement accorde cependant une dotation assez convenable au haut enseignement.