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l’ambition non-seulement de s’en séparer, mais de l’effacer entièrement, et déclara par tous ses actes qu’elle ne voulait s’en souvenir un instant encore que pour l’outrager et le maudire. Certes les hommes de la révolution établissaient aisément dans leur esprit une distinction entre la patrie et le passé ; mais, comme la distinction n’était pas fondée sur la nature, le mot survécut, tandis que la chose recevait une atteinte mortelle. Qu’importe que vous prétendiez épargner un tout, si vous attaquez successivement chacune de ses parties ? qu’importe que vous prétendiez respecter un nom, si vous faites dérision et mépris de toutes les choses qu’il exprime ? De cette rupture ouverte avec le passé, l’idée de patrie devait donc recevoir une blessure profonde, dont les effets, comme ceux du poison nommé curare, pouvaient bien attendre longtemps avant d’éclater, mais qui devaient infailliblement se révéler lorsque le mal aurait eu le temps de cheminer sourdement dans toutes les parties du corps social.

J’entends bien l’objection : et l’enthousiasme guerrier de la république, et les merveilles de l’empire, et cette héroïque défense du sol, et cette irrésistible expansion qui a duré tant d’années, est-ce que tout cela n’est pas le patriotisme par excellence ? J’en conviens bien aisément ; mais à cette objection je donnerai une réponse qui paraîtra paradoxale, et que cependant vous pourrez vérifier facilement par l’étude de tout autre grand phénomène historique : c’est que tout cela, enthousiasme républicain, victoires impériales, défense du sol, appartient à l’ancien régime beaucoup plus qu’à la révolution. Quand vous voudrez juger des vertus d’une doctrine, d’un principe politique, d’un mouvement national, ce n’est pas tant aux vertus des générations qui poussent en avant cette doctrine, ce principe, ce mouvement, qu’il faut regarder qu’à celles des générations qui leur succèdent. C’est beaucoup plus par ce que nous valons nous, en cette année 1871, où ces lignes sont écrites, qu’il faut juger de la valeur de la révolution, que par ce qu’ont valu les hommes des vingt-cinq années de luttes qui ouvrent notre histoire contemporaine. L’initiateur possède l’idéal de sa doctrine, il n’en possède pas la réalité ; rarement il a le temps d’en voir se dérouler les lentes conséquences, et la mort l’enlève toujours heureusement avant qu’il n’ait connu ce qu’il imagine devoir être une grande joie et ce qui ne serait d’ordinaire qu’une amère douleur. C’est non pas sa doctrine qui lui fournit les instrumens nécessaires pour la réaliser, comment le pourrait-elle, puisqu’elle n’est pas née encore ? mais bien cette doctrine antérieure même qu’il se propose de remplacer. Bon gré mal gré, aussi partisans du progrès, aussi détachés du passé et enthousiastes de l’avenir que nous soyons, il ne se peut pas faire que nous n’ayons pas vécu dans une société façonnée