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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/434

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jour le jour, partout où il y a un maître en face d’un serviteur, il y a deux ennemis en présence. Et qu’importe qu’ils soient enfans du même pays, s’ils sont aussi étrangers les uns aux autres que s’ils habitaient sous des latitudes différentes ? Dites-nous, si vous le pouvez, où est la patrie commune entre des hommes qui n’ont pas les mêmes habitudes, qui n’adorent pas les mêmes dieux, qui ne croient pas aux mêmes principes ? Nous nions tout ce que vous admettez, comment vous étonnerez-vous que nous brûlions tout ce que vous adorez ? Nous regardons vos lois comme des embûches, vos institutions comme une tyrannie, vos mœurs comme des abus. Nous sommes donc en état de guerre depuis bien plus longtemps que vous ne le croyez, car en quoi des embûches, des tyrannies et des abus diffèrent-ils des manœuvres de la tactique militaire, de la contrainte de la force et des excès de la victoire ? Ce mot de patrie est tellement un leurre, et vous êtes si bien assimilables aux étrangers, que, si nous remportions la victoire sur vous, les conséquences en seraient absolument pour nous celles que vous donnerait une victoire sur l’ennemi. Vaincus, vous subiriez nos conditions comme il subirait les vôtres, si vous étiez vainqueurs ; nous profiterions d’une partie de vos richesses comme vous profiteriez d’une partie des siennes. S’il faut tout vous dire, nous avons dans les rangs de nos ennemis une foule de compatriotes : ce sont tous ceux qui pensent comme nous, qui partagent les mêmes désirs et qui tiennent les mêmes raisonnemens. Nous voyons au contraire devant nous une foule d’étrangers : ce sont ceux qui nient tout ce que nous admettons. La patrie est peut-être quelque chose pour vous ; pour nous, elle n’est rien, car qu’est-ce qui la constitue ? Le foyer ? et si nous n’avons pas de toit ? Le sol ? et si nous n’en possédons pas une motte ? Les tombeaux ? et si nous n’avons que la fosse commune ? Les autels ? et si nous n’en approchons pas plus que vous-mêmes ? Les souvenirs ? et si, vous étant chargés de les effacer tous, vous ne nous en avez pas laissé qui remonte plus haut que les premières taloches de nos mères ? Les mœurs ? et si nous n’avons aucune habitude en commun, aucune fête qui nous réunisse ? La patrie est où l’on trouve tout cela, et, si nous ne le trouvons pas parmi vous, dites-nous un peu si nous en avons une ? Poussons plus loin le raisonnement : posséder tout cela, c’est le bonheur ; ne pas le posséder, c’est le malheur. L’heureux seul a une patrie, mais où est-elle pour le malheureux ? Concluons donc que la patrie est partout où se trouve le bonheur, et que l’exil est partout où se trouvent la servitude et la misère. » — Je résume les paroles que nous avons tous pu entendre ; que ceux qui les ont écoutées avec attention disent si l’interprétation que nous en faisons est fausse, si nous y ajoutons quelque chose. N’est-il pas clair