Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/466

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

choses comme elles sont et non comme elles devraient être, à sacrifier une impression à l’autre, à se séparer sans douleur et sans regret d’anciennes et chères idées. Dieu sait ce que vous avez déjà dû voir tour à tour, et combien je parle pour vous ! Sans compter que vous êtes un diplomate, c’est-à-dire l’être le moins poétique de la terre. Comment pourriez-vous me comprendre ?

— Il faudrait voir, dit en souriant Édouard. Il me semble que je vous ai comprise quelquefois.

— Eh bien ! je veux vous le dire : je suis désenchantée, horriblement désenchantée ! Mon Dieu, que je suis désenchantée !

— Est-ce que j’aurais changé tant que cela pendant les deux années que nous ne nous sommes vus ? demanda Édouard.

— Quel fat ! il s’agit bien de vous ! C’est de l’Orient que je parle. Je me l’étais figuré comme le vrai pays de la poésie. Qu’ai-je trouvé, hélas ! des rues sales, des chiens affreux, des maisons misérables sans le moindre confort, là où je m’attendais à rencontrer des palais, des jardins, toutes les magnificences orientales. Je ne puis dire jusqu’à quel point l’habit et le chapeau noir offensent mes yeux, et l’on ne voit que cela dans les rues de Péra. Et les naturels ! ils sont malpropres, bêtes, barbares. Rien n’est vrai de ce qu’on dit des Turcs, excepté l’éternel tchibouc, et quand ils fument l’opium, s’ils font de beaux rêves, à coup sûr leurs grimaces sont stupides. Vraiment je ne comprends pas comment on peut tromper le public ainsi que l’ont fait Byron et Lamartine. La poésie a pour mission de rendre les hommes heureux, et non de leur préparer d’affreuses déceptions. Ah ! quand ils écrivaient leurs contes, ils ne songeaient pas que, grâce à la vapeur, le premier venu pourrait en quelques jours découvrir leurs impostures. Où sont-ils maintenant, je vous prie, les naïfs, les sensibles, les vénérables Osmanlis de Lamartine, et ses magnifiques Ali d’Abydos ?

— Et les Souleïka, les Fatmé, les Leïla, ce sont aussi des êtres fabuleux, dit Édouard, — de véritables oisons qui marchent en se dandinant, qui portent des muselières, et dont on ne peut tirer une parole raisonnable.

— Croyez-vous donc que je sois assez simple pour ne chercher la beauté que chez vous autres ? Je regrette tout autant qu’il n’y ait point de Leïla, Et encore cela n’est pas bien certain. Chassée par les hommes, la poésie se retire dans nos cœurs, c’est son dernier asile au milieu de cette cohue d’officiers patentés, de secrétaires d’ambassade, d’actionnaires de chemins de fer et de Manchestermen

— C’est vrai, fit Édouard avec conviction.

— Bien sûr que c’est vrai, quoique vous ayez l’air de me railler. Vous êtes l’homme le plus prosaïque de l’Orient et de l’Occident.