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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/465

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LA BABOUCHE

Par une belle après-midi d’été de l’année 1854, on vit passer sur le quai étroit qui sépare Belek des eaux bleues du Bosphore deux chevaux fringans que montaient le jeune baron Édouard de C…, et la non moins jeune miss Mary G…, la fille du général anglais récemment arrivé à Constantinople. Le couple était fort taciturne ; miss Mary avait l’air maussade, de petites rides plissaient son beau front blanc, les coins de sa bouche charmante étaient relevés par une moue légèrement moqueuse ; elle ne répondait que par des monosyllabes aux remarques enthousiastes de son compagnon sur les splendeurs du tableau qui s’offrait à leurs regards. Édouard se sentit malheureux. Il avait si impatiemment attendu l’arrivée de miss Mary, qu’il avait connue, peut-être aimée, alors qu’il était encore attaché d’ambassade à Londres ! À bord du bateau à vapeur où peu de jours auparavant il était allé les recevoir, elle et son père, il avait retrouvé la rieuse enfant gâtée par toute la haute société de Londres, et il s’était bien promis de lui servir de cicérone dans Constantinople, qu’il connaissait par un séjour assez long déjà ; mais, depuis qu’elle était débarquée, sa gaîté habituelle semblait diminuer d’heure en heure, et, pendant les deux derniers jours, elle avait réussi à être parfaitement désagréable sans qu’il fût possible à Édouard de s’expliquer la cause d’un changement si brusque et si complet.

— Voici cependant, dit Édouard en essayant d’arrêter son cheval et en montrant du doigt les collines de l’Asie, voici un coup d’œil bien fait pour rasséréner l’esprit le plus assombri. Pourquoi êtes-vous si morose, miss Mary ? Regardez donc un peu autour de vous.

Mary se contenta de hausser les épaules, et poussa son cheval.

— Mais qu’avez-vous donc ? de quoi vous plaignez-vous ? Pas une parole, dit Édouard d’un ton moitié fâché, moitié triste.

— À quoi bon ? vous ne me comprendriez pas, répliqua miss Mary sans même se retourner. — Les hommes sont habitués à voir les