Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/536

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dont la conquête devait couronner des luttes prolongées. La religion romaine ne vient plus ajouter son poids à celui de l’oppression féodale. Aussi le mouvement religieux allemand n’est-il pas l’œuvre du peuple ni du bas clergé catholique ; il a pris naissance au milieu des universités, il ne s’est développé qu’au sein des classes éclairées et des grandes villes, soumises en Allemagne à l’influence immédiate des corps savans. Ceux-ci ont plus d’une raison pour ne point nourrir des sympathies bien vives à l’égard des exigences spirituelles ou autres de la cour de Rome ; il y a là un antagonisme qui n’est point exclusivement propre à nos voisins.

La cause déterminante du conflit religieux est assurément à re- chercher dans cet antagonisme et non dans la puissance de l’individualisme du Germain, explication fantaisiste dont on a peut-être abusé de nos jours. Les écrivains allemands, qui accréditent d’ailleurs avec ensemble cette dernière et flatteuse supposition, commettent là une erreur volontaire ; et lorsqu’ils revendiquent la réforme comme une production particulière du génie allemand, c’est un de nos droits à la reconnaissance de l’esprit humain qu’ils nous dérobent et retournent contre nous. Les peuples latins avaient cherché bien longtemps avant la renaissance à secouer le joug de Rome. Jusqu’au XIVe siècle, le midi de la France avait échappé à la loi du catholicisme romain : des opinions religieuses plus hardies que celles des réformateurs du XVIe siècle y circulaient librement, des Alpes à l’Océan[1]. Qu’ont donc été les Albigeois, les Vaudois, et même Rabelais, cette incarnation de la vieille France, sinon des adversaires directs de Rome et de la servitude uniforme qu’elle prétendait imposer à tous les peuples chrétiens ? Notre histoire entière témoigne de l’énergie de notre résistance ; la réforme s’est propagée en France, comme sur un sol tout préparé pour elle, avec la rapidité d’un incendie ; dès 1565, le nonce du pape écrivait à Rome : « Ce royaume est à moitié huguenot. » Pourquoi ce mouvement, si puissant d’abord, s’est-il arrêté subitement chez nous à la veille de la victoire, tandis qu’il triomphait de l’autre côté du Rhin ? La raison en est simple : du jour où en France les chefs du parti, les princes, la noblesse, eurent été désintéressés politiquement, privée de direction, la grande cause de la liberté de conscience fut promptement vaincue, et ses défenseurs mis en déroute. En Allemagne au contraire, les princes et les chefs du clergé, longtemps malmenés par la cour de Rome, en proie aux mêmes ressentimens que le peuple, ne séparèrent point leur cause de la sienne ou de la liberté, et leur commun triomphe se trouva dès lors assuré.

  1. Augustin Thierry, Lettres sur l’histoire de France, l. IX.