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raient des soldats et les entraînaient de ci, de là. Les enfans, émoustillés par l’exemple des grands parens, charriaient des bottes de paille qu’on étendait dans les hangars; d’autres apportaient des bourrées sous lesquelles leurs têtes et leurs petites épaules disparaissaient. On entendait dans les basses-cours les cris des poulets et des canards égorgés par les ménagères. Dans tous les coins, mais autour de l’église surtout, à l’abri des lourds contre-forts, des soldats accroupis allumaient le feu entre quelques briques, au-dessus desquelles les marmites de fer bouillaient. La nuit était presque venue. Une bonne odeur de pain chaud s’échappait des fournils embrasés; par toutes les portes ouvertes, on voyait les tables dressées, et autour des âtres enflammés la silhouette noire des soldats qui présentaient leurs mains à la flamme. Les fermières riaient en plongeant la louche de bois dans la soupe fumante, tandis que les petits garçons soulevaient les sacs, ouvraient les cartouchières, tournaient autour des chassepots posés le long des murs sombres. Un grand tumulte, mais un tumulte joyeux, fait de contentement et de bonne amitié, régnait partout. Des mères pensaient que leurs fils étaient dans d’autres pays, en Flandre, en Bourgogne, et que ce qu’elles donnaient à des malheureux, d’autres mères le leur rendraient. Des écloppés assis sur des escabeaux lavaient et pansaient leurs pieds meurtris; les filles leur apportaient des paquets de linge, tirés des vieilles armoires. On causait, on se venait en aide. Les granges se remplissaient de rumeurs; on y entrevoyait dans l’ombre des corps étendus. Les cabarets tout rouges flamboyaient au coin des rues. Des files de soldats y présentaient leurs bidons vides et les retiraient pleins; après des jours de misère, ils allaient avoir quelques heures de soulagement. Quelques-uns cependant restaient tristes, accroupis dans des angles pleins d’obscurité; ils songeaient à des amis qui n’étaient pas revenus. Les officiers en faisant la ronde les secouaient : — Voyons ! il faut manger, disaient-ils; qui sait? ils ne sont peut-être pas morts!... Il y en a qui reviendront. — Oui, mon capitaine,... oui, mon lieutenant, répondaient les pauvres diables, et ils se levaient.

Le curé allait et venait au milieu de la nuit, cherchant les blessés; le presbytère était plein. Derrière lui trottaient les sœurs, dont on voyait flotter les cornettes blanches pareilles à des ailes. Elles avaient mis leurs modestes provisions au pillage et fait un dortoir de la salle d’étude; elles se promettaient joyeusement de passer la nuit debout, et s’enquéraient çà et là si quelque mobile avait besoin d’un abri : elles avaient quinze soldats dans leur asile, elles pouvaient bien en avoir vingt. On restait le cœur attendri en voyant ce régiment épuisé dans ce village pauvre qui donnait ce qu’il avait.