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— Qu’ils aient passé la Loire derrière nous?... Très sûr. Or, comme je ne suis pas en force pour résister, je file. La route d’Argent me paraît la meilleure, je la prends.

— Je comptais me diriger sur Châtillon demain à neuf heures seulement; mais ce que vous me dites vaut la peine qu’on y réfléchisse.

M. de Selligny prit à part le lieutenant-colonel du régiment ainsi que M. de La Vernelle. M. de Linthal, qui l’avait accompagné, causait à l’écart avec l’officier au pantalon rouge. — Il y a bien encore une tranche de pâté et un morceau de pain... Voulez-vous arroser ce menu frugal d’un verre de vin de Bourgogne?

— Volontiers, je meurs de faim et de soif. Vous comprenez que nos cantines sont au diable, je ne sais où!

— La conférence est close, dit alors M. de Selligny, qui les rejoignit... Je fais comme vous, commandant, je pars.

— Ah ! fit le comte.

— Oui, je ne tiens pas à ce que mon régiment soit pris comme un lièvre au collet.

Un nuage passa sur le front du châtelain de Villeberquier. — Et vous partez bientôt? reprit-il après avoir installé le commandant devant une table lestement servie.

— Dans une heure je fais boucler les sacs, et tout de suite après nous levons le pied; il ne faut pas que le petit jour nous trouve ici.

M. de Linthal devint soucieux. Il arrêta ses regards, à travers une glace sans tain qui séparait la salle à manger du salon, sur sa belle-mère qui achevait d’y vider une tasse de thé en échangeant un adieu avec Marie et Madeleine. Le groupe était charmant : Madeleine, les deux mains jointes, avait le front appuyé sur l’épaule de sa marraine; sa cousine Marie, inclinée sous le baiser maternel, laissait voir la courbe harmonieuse de son corsage; vivement éclairées par la lumière frisante d’une lampe, quelques boucles folles de cheveux brillaient sur la blancheur du cou dont les rondeurs nacrées sortaient du milieu des dentelles et de la mousseline. Il pensa aux deux fillettes qui sommeillaient dans leurs petits lits, et une angoisse subite le mordit au cœur. Prenant alors M. de Selligny par le bras : — D’homme à homme un conseil, je vous prie... Si vous étiez à ma place, que feriez-vous?

— Je ferais atteler des voitures, et avant le point du jour j’aurais emmené tout mon monde. Les Prussiens peuvent être ici dans quelques heures, ils arrivent en vainqueurs; peut-on répondre qu’il n’y aura pas de rixe, et, si un coup de fusil part, tout est à craindre. Il y a des femmes, des enfans ici...

M. de Linthal serra la main du colonel. — Je vous remercie ; les femmes et les enfans à l’abri, je reviendrai.