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tres. Dans les angles à l’abri du vent, sous les charrettes et les appentis, le long des murailles de l’église que léchaient des filets de fumée, des hommes ronflaient, roulés en boule, la tête sur leurs sacs. Quelques étoiles brillaient entre les déchirures des nuages qui s’envolaient par larges bandes noires; l’orage fuyait ou se reposait. Mme de Linthal fit quelques pas le long de la petite place où les squelettes de deux ou trois arbres dépouillés frissonnaient. Le spectacle qui attirait ses regards avait de la tristesse et de la douceur. — Comme ils dorment! murmura-t-elle.

— Maintenant que vous avez jeté partout le coup d’œil du maître, n’allez-vous pas en faire autant, colonel? dit le comte.

— Et ma mère, s’écria Mme de Linthal, y penses-tu? Elle croirait tout perdu, si on achevait la soirée sans prendre le thé.

— Du thé?... Mais voilà deux mois que je n’en ai avalé une goutte. Madame la baronne a raison; j’en veux, dit gaîment M. de La Vernelle.

On jasa jusqu’à minuit; Mme de Fleuriaux déclara que depuis la guerre elle n’avait jamais été plus heureuse. Cependant quelques paupières commençaient à s’alourdir, on ne songeait plus à remplir les tasses; M. de Linthal proposa de conduire ses hôtes à leurs chambres : il y eut çà et là deux ou trois soupirs d’allégement. Une demi-douzaine de bougeoirs brillaient déjà au bas de l’escalier, lorsqu’on annonça qu’un officier de la ligne était là qui demandait à parler immédiatement au colonel. — De la ligne! répéta M. de Selligny d’une voix étonnée.

— Il a un pantalon rouge, et sur les épaules un gros caban.

— Hum! il y a quelque chose, murmura le colonel, qui sortit.

— Adieu le sommeil ! s’écria M. de La Vernelle.

Un officier vigoureux et ramassé, qui paraissait court sous son épais vêtement de laine, marchait vivement devant la porte extérieure du château; une masse noire et flottante s’estompait dans l’ombre à l’extrémité de la place, des mobiles réveillés à demi se secouaient sur leurs brins de paille, tout mouillés de gouttes d’eau. — Mon colonel, dit le commandant, qui s’approcha, en arrivant ici avec mon bataillon j’ai appris que vous m’y aviez devancé avec vos mobiles; j’ai voulu vous voir et vous demander vos intentions, que les renseignemens que j’apporte modifieront peut-être. Quant à moi, je donne deux heures de repos à mes hommes, après quoi je décampe.

— Pourquoi donc?

— Les Prussiens sont derrière nous, on a entendu des coups de fusil à l’arrière-garde; ils nous traquent comme des chiens de meute un chevreuil aux abois.

— Et vous êtes sûr?...