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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/581

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hébergé, et qui avait l’air d’un régiment tout neuf, tant il avait bonne mine. A la vue des canons reluisans qui écrasaient les pierres du chemin, le village fut dans l’enthousiasme; il laissa là charrues, pioches, marteaux, serpes et tenailles, aiguilles et varlopes : on ne faisait plus rien, on trinquait.

Ce fut bien une autre joie quand on apprit que ce petit corps d’armée allait prendre ses cantonnemens à Villeberquier, avec mission de couvrir le pays et de surveiller les Prussiens, qui avaient leur quartier-général à Orléans. M. de Selligny était revenu, et avec lui M. de La Vernelle; ils avaient présenté aux hôtes du château le général commandant la colonne. C’était un homme qui avait les cheveux tout blancs, les moustaches et les sourcils noirs, le sourire doux et des yeux de feu. — Pardonnez-moi, madame, dit-il à la baronne, je vous amène peut-être des coups de fusil ;... je ferai tout mon possible pour qu’ils ne partent pas de trop près.

En deux heures, et par les soins de Mme de Linthal et de Madeleine, qui se multipliaient, le château prit l’aspect d’une caserne; on avait improvisé des lits dans toutes les chambres. On n’entendait partout qu’un grand bruit de talons de bottes et d’éperons montant et descendant les escaliers; des estafettes, à tout instant, entraient dans la cour et en sortaient. Des files de tentes allongeaient leurs cônes blancs sur la place de l’église et dans les prairies voisines. Les feux de bivac s’allumaient, les hommes de corvée portaient la paille et le bois; les chevaux, liés le long des cordes, piétinaient l’herbe de leurs sabots. Des spirales de fumée montaient à l’abri des haies. Des marchés en plein vent s’établissaient au bord des routes. Les turcos allaient et venaient avec des balancemens souples qui avaient quelque chose de félin. Les filles s’écartaient sur le passage de ces hommes presque noirs qui parlaient une langue inconnue.

Le soir, vingt personnes s’assirent à la table du château. On avait allumé les bougies des lustres, la-conversation ne chômait pas. Mme de Fieuriaux rayonnait, flanquée d’un général à sa droite et d’un colonel à sa gauche, et tous deux gentilshommes; ainsi arrangées, elle convenait que les alertes avaient du bon. La vie de château recommençait. Elle riait même derrière son éventail en s’apercevant que M. de La Vernelle regardait Madeleine d’un air d’admiration et de respect.

Madeleine restait soucieuse; elle n’avait aucune nouvelle de Paul, et n’osait en demander à aucun officier, de peur de rougir en prononçant son nom. Où était-il en ce moment? Avait-il rejoint son général sans encombre? La guerre finie, elle l’obligerait certainement à donner sa démission; mais ça serait peut-être bien long, la guerre! Il y avait cependant une reine en Prusse; comment {{Tiret|pou|vait- elle