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Voyons d’abord la question de droit. — Les uns, prétendent que voler est un droit naturel et que nul par conséquent ne peut en être privé. Les autres soutiennent que c’est un mandat que quelques-uns doivent exercer dans l’intérêt de tous. Ce n’est ni l’un ni l’autre. Ce n’est pas un mandat, car à coup sûr les foules privées du suffrage n’ont pas donné aux électeurs privilégiés la mission de voter pour elles. Le mandataire doit exécuter scrupuleusement la volonté du mandant ; or, est-ce que dans les pays à suffrage restreint ceux qui ont le droit de voter doivent obéir aux injonctions de ceux qui ne votent pas et qu’on a écartés du scrutin pour cause d’incapacité ? Le capable devrait alors suivre les ordres de l’incapable, ce qui est absurde. Évidemment, le suffrage n’est donc pas un mandat. Est-ce un droit naturel ? Mais à qui faut-il reconnaître ce droit ? A tous ceux qui ont un visage humain ? En ce cas, pourquoi le refusez-vous aux femmes, aux enfans, aux aliénés, aux criminels ? Parce qu’ils sont indignes ou incapables d’exercer leur droit, répondez-vous. — Je l’admets et j’en conclus que, si l’incapacité est un motif d’exclusion : la capacité est le titre d’admission au suffrage.

Écartons dès maintenant ce terme de droit naturel qui peut égarer. Il n’y a pas deux sortes de droits : des droits naturels et des droits non naturels. Tout ce qui est conforme à la justice, à l’ordre général, tout ce qui favorise la marche de l’humanité et de chaque homme vers la perfection relative à laquelle ils sont appelés, constitue le droit. Tout droit est donc naturel en ce sens qu’il est conforme à la nature des choses, à cet ordre général qui préside à l’univers, et que les hommes doivent découvrir d’abord et ensuite respecter. Il est naturel et de droit que chacun dirige ses propres affaires, parce que nul mieux que lui ne veillerait à ses intérêts. Cependant, si un individu manque de raison et gaspille follement ce qu’il possède, on le met en interdit, parce qu’il nuit trop à lui-même et aussi à la société dont il fait partie. De même il est naturel, il est de droit, il est désirable que tout homme prenne part à la direction des affaires publiques, parce que son intérêt y est engagé ; mais il faut qu’il puisse le faire sans se nuire et sans compromettre la sécurité de la société dont il est membre, sinon il est naturel, il est de droit, il est nécessaire qu’il soit privé du suffrage, dans son intérêt et dans celui des autres. La capacité, celle tout au moins qui consiste à discerner où est le véritable intérêt, voilà manifestement l’unique titre au droit de voter.

La république ne repose pas plus que toute autre forme de gouvernement sur la vertus car, si Montesquieu avait raison en ce point, elle serait la plus vaine des chimères. La vertu est nécessaire