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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/665

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temps du parti qui croit pouvoir diminuer par des lois les inégalités sociales et naturelles, finiraient par éteindre l’esprit d’entreprise. La nation deviendrait stationnaire, la richesse ne s’accumulerait plus que sous la forme de trésors et d’objets de luxe, elle ne se convertirait pas en capital, c’est-à-dire en engins de production; l’incertitude de l’avenir produirait l’imprévoyance et le besoin des jouissances immédiates. Le sort de chaque génération deviendrait alors légèrement inférieur à celui de la génération précédente; au bout d’un laps de temps, fort long sans doute, si on le compare à la vie humaine, mais bref cependant, si on le mesure à la durée des existences nationales, les peuples de l’occident de l’Europe arriveraient à un état d’appauvrissement sensible et de misère intense. Ce serait une erreur de croire que le capital intellectuel et les inventions mécaniques pourraient nous préserver de cette décadence. Peu à peu s’éteindraient les hautes qualités du caractère et les grandes facultés de l’esprit humain; les études patientes, les investigations persévérantes, le désintéressement scientifique, finiraient par disparaître; chacun pourrait savoir lire, écrire et calculer, que la nation n’en retirerait aucun profit essentiel. L’esprit de routine s’allierait à l’esprit de désordre, la stagnation morale ne serait pas moins profonde que la stagnation matérielle. Tout le monde souffrirait, les ouvriers surtout, d’un pareil état de choses; néanmoins il n’est pas certain que le sentiment de l’intérêt personnel bien entendu provoquerait une réforme et un retour à de meilleures pratiques sociales. La force des préjugés et la force d’inertie sont si puissantes chez les populations, que l’on s’arrête difficilement sur la pente de la décadence, et que surtout on ne la remonte jamais. Dieu nous garde de croire qu’un pareil destin attende les sociétés de l’Europe occidentale; mais, si les doctrines socialistes continuaient à faire des progrès, il n’est nullement impossible qu’un semblable affaissement ne se produise avec le temps et après plusieurs siècles de lutte.

Si de la Turquie d’Asie nous passons à la Turquie d’Europe, nous nous trouvons en présence d’une situation encore mauvaise, mais moins intolérable. Le consul anglais de Janina nous fournit une relation détaillée de la condition et des mœurs des populations qui habitent l’ancienne province d’Épire. C’est une contrée montagneuse qui compte 357,000 habitans, répandus sur un territoire de 20,000 kilomètres carrés. Plus rapprochés de la capitale de l’empire, plus près surtout de l’Europe occidentale et plus fréquentés par les voyageurs, ces pays sont mieux traités et moins pauvres. L’agriculture y est encore très primitive, mais la civilisation a laissé sa trace dans les villes et même dans les villages. Les ouvriers des villes sont répartis en corporations; leurs logemens ne sont pas