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qui séparent les classes, les ordres et les genres. Achevant ainsi son œuvre, Cuvier ouvrait l’ère nouvelle de la science des êtres organisés. Après les réformes de Jussieu et de Cuvier, l’histoire naturelle cessait d’être une science purement descriptive, un inventaire convenablement rangé des richesses de la nature; elle devenait une science philosophique dont les branches devaient converger vers un but commun, la génération successive et les relations des êtres organisés entre eux, afin de résoudre un jour le grand problème de la vie à la surface du globe.

A côté de Cuvier se trouvait un prophète méconnu de tous et de Cuvier lui-même; c’était Lamarck[1]. Botaniste à la fois et zoologiste, il avait décrit un grand nombre d’animaux et de plantes. Ce travail long et minutieux, loin de fortifier sa foi dans l’immutabilité et la permanence des espèces, l’avait au contraire profondément ébranlée. Le premier en 1809, il émit l’idée que des modifications amenées chez un être vivant par l’influence de causes extérieures prolongées devaient se transmettre par hérédité à ses descendans. Ainsi avec le temps, suivant lui, une espèce pouvait en produire d’autres fort différentes du type originaire; les traits principaux résistaient seuls à l’action séculaire d’un milieu nouveau. Dans une direction différente, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, qui survécut à Lamarck, poursuivit le même but dans ses recherches d’anatomie comparée; par malheur, il compromit quelquefois sa cause par des assertions émises prématurément et non justifiées par des faits nombreux et bien établis. Dans ses discussions avec Cuvier, il fut souvent vaincu, faute d’être suffisamment armé pour réfuter son terrible adversaire. Souvent néanmoins il avait raison; mais, comme Lamarck, il était en avant de son temps, et l’avenir seul devait les réhabiliter tous les deux.

Un grand poète, un génie littéraire universel, Goethe, avait étudié avec passion l’histoire naturelle dans sa jeunesse, et les idées qui couvaient, pour ainsi dire, dans la science contemporaine s’étaient emparées de lui. Dans les variétés infinies des végétaux et des animaux, il ne voyait que des transformations d’un ou de plusieurs types primitifs; dans les divers organes, il n’apercevait également qu’un seul et même organe modifié. Avec son instinct de poète, il avait deviné l’unité dans la diversité, et partout, en prose, en vers, dans ses romans, dans sa conversation, il remplace l’idée de création par celle de métamorphose; constamment aussi il condamne, réfute et ridiculise les causes finales, argument principal des avocats d’une origine surnaturelle. Sans être un savant de pro-

  1. Voyez de Quatrefages, les Précurseurs français de Darwin, — Revue du 15 décembre 1868.