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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/823

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exempts de passions désordonnées, menaient une vie pure, innocente, libre par là même de châtiment et de contrainte. Les récompenses non plus n’étaient point parmi eux nécessaires, puisqu’ils pratiquaient la vertu instinctivement. Bientôt cependant l’égalité disparut; à la place de la modération et de l’honneur régnèrent l’ambition et la force; les monarchies s’établirent. » À ce panégyrique du passé, on veut reconnaître ou l’utopiste ou le rhéteur. On rappelle que Tacite servait d’organe à un parti sénatorial professant le regret républicain des anciennes mœurs, et l’on explique de la sorte sous sa plume le souvenir d’une primitive égalité. Il s’est plu, pour se consoler des maux présens, à redemander au passé le souvenir imaginaire d’un idéal irréalisable; il a répété, comme tant d’autres, cette vieille thèse de l’âge d’or qui traînait sur les bancs des écoles. Un jour, il avait placé cet idéal, suivant la coutume, au commencement des sociétés; un autre jour, comme pour le rendre plus saisissable, il l’avait rapproché de sa patrie et de son temps, en choisissant pour sujet ou prétexte de ses peintures les peuples barbares dont Rome commençait à redouter le voisinage. Ce qui prouverait qu’il a fait ici œuvre de rhéteur, c’est qu’on retrouve chez lui, empruntés quelquefois textuellement, plusieurs des principaux traits sous lesquels Hérodote et César, Salluste et Trogue Pompée dans leurs grandes histoires aujourd’hui perdues, puis Horace et Virgile, avaient dépeint successivement les Scythes, les Gètes et les Thraces. Y mêlant çà et là ce qu’il avait pu réunir d’informations sur les vrais Germains de la fin du Ier siècle, il a tracé en somme un portrait de convention dont il s’est servi pour faire naître les contrastes en face de la réalité qui lui déplaisait. Nous avons affaire à un songeur mécontent, à un esprit à la fois élevé, méditatif et peu pratique, qui rêve généreusement un renouvellement impossible, et confond l’avenir avec le passé. — Ainsi parlent certains critiques; infatigables à expérimenter sur la comparaison des textes, ils croient en faire jaillir sans cesse des lueurs nouvelles, tandis que c’est bien souvent la seule poussière de leurs conjectures que leur imagination colore.

Il est bien vrai que la poursuite d’un idéal généreux, toujours désiré et toujours lointain, est la condition de tout honneur et de tout progrès en politique aussi bien qu’en morale. Elle crée ce qu’on appelle les aspirations libérales dans nos sociétés modernes; celles-ci n’ont pas de levain plus fécond, pourvu qu’une ardeur intempérante ne vienne pas l’altérer. La noble antiquité n’a pas été exempte de cette salutaire impatience, qui l’a souvent élevée au-dessus d’elle-même, quand, par exemple, ses philosophes et ses publicistes, un Platon, un Aristote, un Polybe, un Cicéron, un Sé-