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s’intitulait maître maçon sang avoir pour cela moins de génie, le sculpteur est un laborieux compagnon assidu à son établi, étranger au reste du monde. Il s’enferme dans son atelier, seul avec ses pensées, avec les grands modèles qu’il consulte et surtout avec la nature, dont il cherche à triompher. Ses études se concentrent sur la figure humaine, qu’il dégage de tout ce qu’il y a d’artificiel dans les usages de la vie moderne, sinon même dans les habitudes de nos imaginations bourgeoises. Il serre de plus près ses modèles, et, comme il dispose de moyens d’expression plus restreints, il est obligé d’apprendre à résumer sa pensée. Limité dans le champ même de la conception par les conditions matérielles de son art, il accepte des règles sévères, et il tire parti de leurs entraves mêmes ; il se discipline, il se condensé, et l’impossibilité de s’abandonner à certaines fantaisies l’amène insensiblement à faire des œuvres sérieuses.

Quant au gros public, qui ne le connaît guère, il s’en soucie lui-même assez peu, et ne devient ni son courtisan, ni son héros. L’antiquité, qui vivait en plein air, était peuplée de statues ; nos appartemens, où l’espace manque, ne peuvent contenir que des tableaux. Le sculpteur ne travaille donc pas pour le commerçant enrichi ou pour l’étranger de passage. Enfin il y a un genre malsain, mais lucratif, qui est recueil où se sont usés bien des talens supérieurs : je veux parler des livres illustrés. Le sculpteur ne connaît rien de pareil, car, s’il a dans le bronze d’art un moyen de publicité qui peut le mener à la fortune, il sait que, pour bien vendre les reproductions de ses ouvrages, il faut d’abord faire des chefs-d’œuvre. S’il est ambitieux, ce n’est point pour se disperser dans une foule de travaux médiocres où son talent se dégrade ; au contraire il travaille pendant dix ans, s’il le faut, à faire une belle œuvre qui à elle seule en vaudra cent mauvaises, et qui lui assurera d’un seul coup la réputation et la richesse.

Ce qui fait la supériorité du sculpteur sur le peintre, c’est donc l’indépendance de son art ; c’est qu’il n’est pas, comme beaucoup de peintres, une espèce de journaliste en tableaux, à l’affût de l’actualité et de la mode, un virtuose asservi aux plaisirs d’un public ignorant. Ce public, qui se plaint souvent de la médiocrité des artistes, ne devrait adresser ses reproches qu’à lui-même, car c’est lui qui les gâte par ses adulations ou par ses injustices, c’est lui qui leur donne les travers des sociétés riches et mercantiles où l’art entre dans toutes les existences, mais où il se confond avec un luxe banal, et se vulgarise en se répandant. La trivialité d’une part et l’excentricité de l’autre, qui sont les deux fléaux de l’art moderne, sont des défauts moins opposés qu’on ne se l’imagine, et tous les deux naturels à une société comme la nôtre.