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d’Eisleben. Encore un pas, et Luther devenait un persécuteur presque aussi ardent qu’aurait pu l’être un inquisiteur. Les paysans, qui n’avaient guère applaudi à la réforme que dans l’espoir d’obtenir une condition meilleure, ne trouvaient plus en Luther le sauveur qu’ils s’étaient figuré, et Érasme, que le spectacle de l’anarchie avait ramené au principe d’autorité, lui écrivait : « Tu méconnais les insurgés, mais ils te reconnaissent, » et il ajoutait d’un ton sarcastique : « Je ne pense pas assez mal de toi pour supposer que tout cela n’était qu’une machination de ta part ; mais depuis longtemps, lorsque tu commenças à prendre le rôle d’un adversaire de l’église, j’avais prévu, à la violence de ta plume, que les choses en viendraient au point où elles sont en ce moment ! »

Cependant l’appel que le docteur de Wittenberg faisait à l’autorité contre les ultra-réformateurs et les anabaptistes fut entendu. D’ailleurs les prédications de Münzer portaient le trouble dans toute la contrée. Ce nouveau prophète fut mandé à Weimar pour rendre compte de sa conduite. Il s’enfuit d’Altstadt et alla s’établir à Nuremberg, où il monta une imprimerie, grâce à laquelle il inonda l’Allemagne de ses libelles et de ses diatribes contre Luther. Carlstadt de son côté avait reçu de l’électeur l’ordre de quitter Orlamünde.

A raison de son caractère démagogique, l’anabaptisme trouva facilement accès dans les pays où l’agitation populaire demeurait la plus profonde et la plus tenace. Il recruta d’assez nombreux prosélytes dans la Souabe, surtout dans les districts qui confinent à la Suisse, et où régnait un grand esprit d’insubordination dû en partie à l’influence qu’exerçait sur les paysans le spectacle de l’indépendance des cantons helvétiques. Dans la région occidentale de l’empire, les apôtres de la réforme inclinaient d’ailleurs à des idées bien plus hétérodoxes que celles de Luther, et prêchaient un radicalisme théologique qui prédisposait la population à se rallier à des projets de rénovation sociale. Un professeur d’Ingolstadt, Hubmaier, qui était venu se fixer à Waldshut, y enseignait la nécessité de rebaptiser ceux qui avaient reçu le baptême dans leur enfance, — ce que Hofmeister ne tarda pas à soutenir dans Schaffhouse. La Suisse était également travaillée par les doctrines radicales, qui s’y développèrent à la faveur de la réforme de Zwingli. Celui-ci, qui opérait à Zurich, sans presque attirer l’attention de Rome, une révolution religieuse bien plus hardie que celle dont Luther devenait le chef, avait banni du culte ce qui était de nature à lui donner un caractère mystique et surnaturel. Protégé par la constitution démocratique de son pays, il avait fait au clergé une guerre bien autrement acharnée que son émule de Wittenberg, en ameutant contre les curés et les