Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 100.djvu/428

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

employés dans les manufactures, le nombre des jeunes ouvriers était déjà considérable. À cette époque, la seule industrie cotonnière sur 900,000 ouvriers employait de 100,000 à 150,000 enfans entre sept et quatorze ans. Villermé cite l’exemple d’une filature en Normandie qui sur 100 ouvriers n’en avait que 22 âgés de plus de seize ans.

C’est dans une des villes manufacturières qui occupaient le plus d’enfans que l’attention publique fut pour la première fois appelée par les fabricans eux-mêmes sur les déplorables effets qu’ont pour le jeune âge les fatigues excessives de l’industrie. Dès 1827, M. Jean-Jacques Bourcart signalait le mal à la Société industrielle de Mulhouse et demandait, d’accord avec d’autres fabricans, une loi qui limiterait la journée de travail des enfans. Ce premier appel trouva bien vite de l’écho en Alsace. Pendant près de dix ans, des rapports, des pétitions, furent rédigés dans le Haut-Rhin et le Bas-Rhin et adressés soit aux chambres, soit à l’académie. Ces réclamations persistantes émurent l’opinion publique. En 1837, le gouvernement commença une étude approfondie du sujet : il adressa un questionnaire aux chambres de commerce, aux chambres consultatives, aux conseils de prud’hommes. Il résulta de l’enquête que les enfans restaient en général de treize à quatorze heures et demie à l’atelier, une heure et demie étant consacrée aux repas : on les prenait depuis six ou sept ans dans certains départemens comme le Nord, le Haut-Rhin, le Bas-Rhin, la Seine-Inférieure ; l’âge de huit ou neuf ans était cependant la limite minimum la plus fréquente. Ces enfans travaillaient souvent dans des conditions déplorables. On signalait des fabriques éloignées des centres de population : les enfans devaient, mal nourris, mal vêtus, parcourir dès cinq heures du matin la longue distance qui les séparait de l’atelier, faire ainsi en hiver, dans la boue et la neige, deux lieues le matin et autant le soir. On dénonçait le mélange imprudent des jeunes gens des deux sexes, les exemples fâcheux donnés par les ouvriers adultes, l’impossibilité complète de l’instruction pour de malheureux êtres ainsi épuisés de corps et d’esprit. Des pétitionnaires révélaient que les mauvais traitemens et les coups étaient encore chose fréquente et même habituelle dans certaines localités. On prétendait que le nerf de bœuf figurait en maint atelier de Normandie sur le métier parmi les instrumens de travail. Villermé peignait les enfans des filatures « pâles, énervés, lents dans leurs mouvemens, offrant un caractère de misère, de souffrance et d’abattement qui contraste avec le teint fleuri, l’embonpoint, la pétulance, qu’on remarque chez les enfans du même âge dans les cantons agricoles. »