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devant le trépas : l’écrivain dépasse la mesure, ce qui lui arrive souvent ; il s’enivre tantôt d’une pensée, tantôt d’une image. Cette expression de penseur ivre, qui est de lui et qui lui plaît, est un aveu. Un vrai penseur, c’est-à-dire, maître de lui-même, n’aurait pas oublié que cette indifférence était après tout l’exception, que dans ces jours de cruelle mémoire il n’y a pas eu, pour ainsi dire, de lieu de combat qui n’ait vu ses supplians et, pour la consolation de l’humanité, ses victoires innombrables de la clémence. Il aurait vu surtout, s’il avait été présent, que ces deux mois d’abominables violences avaient répandu dans cette ville un endurcissement inouï, endurcissement de chacun sur sa vie, hélas ! et sur la vie d’autrui. La nature humaine ne résiste pas longtemps au règne du mal. Les mauvais se jouaient de l’existence des victimes de leur tyrannie ; les bons dans les derniers jours, jusqu’aux femmes et aux jeunes filles innocentes, voyaient sans pitié les cadavres de leurs tyrans amoncelés sur les trottoirs des rues.

À ces deux derniers morceaux, les plus remarquables à tous égards de la seconde moitié, nous joindrons celui qui commencé par ces mots : « ô Charles, je te sens près de moi… » C’est le pendant de A la petite malade, car les événemens semblent s’être entendus pour établir une symétrie entre les deux parties de l’année et du livre. Une grâce plus triste règne dans cette pièce, également lyrique, moulée sur un mètre identique, non moins éloignée du prosaïsme, écueil ordinaire où viennent échouer les talens appauvris. Un second trait commun rapproche ces deux petites compositions, la simplicité : rien ne réussit mieux à M. Victor Hugo que de renoncer à l’effort et de détendre son style. Hercule, c’est-à-dire la force, excelle à donner l’idée de la grâce quand il joue avec un enfant ; nous ne voudrions effacer de ces strophes que les redites habituelles sur l’ombre : il a rencontré ici une plus juste mesure dans l’expression de ses amertumes politiques. On dirait que la vue de ses petits-enfans lui rend la sérénité de la pensée. Il dit en songeant à sa mort :

Je saurai le secret de l’exil, du linceul
Jeté sur votre enfance,
Et pourquoi la justice et la douceur d’un seul
Semble à tous une offense.
Je comprendrai pourquoi, tandis que vous chantiez
Dans mes branches funèbres,
Moi qui pour tous les maux veux toutes les pitiés,
J’avais tant de ténèbres.
Je saurai pourquoi l’ombre implacable est sur moi,
Pourquoi tant d’hécatombes,
Pourquoi l’hiver sans fin m’enveloppe, et pourquoi
Je m’accrois sur des tombes ;