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la politique le saisit et rompt l’équilibre de son talent. Dans cet entraînement, qui ne fut pas le premier, ne l’oublions pas, il a été emporté aussi loin qu’il l’avait été en sens contraire.

On trouvera peut-être que le sentiment des proportions manque à ce rapprochement entre les deux extrémités de cette carrière : avant d’en concevoir quelque surprise, que l’on regarde de près aux trois premiers livres des Odes et ballades. Nous ne parlerons pas des pièces inspirées par des événemens présens ou passés : celles-là sont ce que l’on pouvait prévoir, plus oratoires que poétiques ; la déclamation devait nécessairement y avoir sa part. Il faut lire en particulier celles que l’auteur tirait de son propre fonds et qui n’avaient rien d’officiel, le Poète dans les révolutions, Vision, le Repas libre, la Liberté, au Colonel Gustaffson. On y trouvera les mêmes plaintes de l’écrivain qui croit voir pour lui se préparer le martyre, le siècle qui s’écroule et va rejoindre le siècle écroulé parce que-tout le monde ne se groupe pas autour du même drapeau que l’auteur, les rois goûtant leur dernier festin au moment où ils vont être jetés aux tigres, la liberté française traitée de servitude impie et placée au-dessous de l’esclavage turc. Loin de nous la pensée de mettre le présent de M. Victor Hugo en opposition avec son passé ! Nous prétendons au contraire qu’ils se ressemblent fort : même exagération, même vivacité passionnée. La pièce la plus curieuse est celle qu’à l’âge de vingt-trois ans il adressait au colonel Gustaffson ; elle est peu lue et surtout difficile à comprendre pour la génération actuelle. Voilà un roi sans royaume, « Gustave fils des Gustaves, » descendu de son trône, mais contraint et forcé ; sa couronne l’a quitté à cause de ses folies, de ses trahisons, comme un insensé à qui sa famille a donné des tuteurs ; après dix-sept ans de règne, il faut lui substituer un oncle qui avait protégé en qualité de régent sa jeune royauté quand il était mineur ; ni la nation, ni les rois, ni la sainte-alliance, ne réclament pour lui au milieu de toutes les restaurations dont l’Europe était témoin. Cependant cet homme, devenu citoyen de Bâle et hôte de la paisible ville de Saint-Gall, publie des mémoires où l’on trouve plus de mysticisme que de faits nouveaux et surtout de bon sens. L’auteur des Odes et ballades en fait aussitôt un roi de génie, une grande âme, un prophète dont le monde « écoute les oracles à genoux. » D’où vient cet enthousiasme, si ce n’est de l’image du droit divin qu’il croit apercevoir dans ce monarque retiré du monde ? Avons-nous tort de mettre dans la même balance les entraînemens d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, de chercher le vrai poète à l’époque où il était en pleine possession de lui-même ?

C’était une belle destinée que celle de M. Victor Hugo quand il exerçait le même empire sur tous les esprits dans son pays, sur