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rien d’européen ; seuls, l’Arabe ou le Magyar, le Sémite ou le Mongol, l’homme du désert ou de la steppe, expriment dans leurs vers cette passion pour la course rapide dans le libre espace, et cette tendre affection pour leur fidèle compagnon de voyage ou de guerre. Plutôt le tuer que d’être séparé de lui, que de le laisser tomber en des mains indignes ! Plutôt la mort de ce qu’on aime que son esclavage ou son déshonneur ! Encore une idée d’Afrique ou d’Asie que l’on retrouve et dans l’histoire et dans la légende hongroises. Kisfaludy Sandor a magnifiquement chanté ce Dobozi qui, fuyant avec sa jeune femme en croupe devant l’invasion de Soliman, se vit sur le point d’être atteint par les spahis, et qui, après avoir embrassé une dernière fois sa compagne, la tua d’un coup de poignard : il est impossible de voyager en Hongrie sans rencontrer plusieurs gravures qui célèbrent ce Rhadamiste de la puszta.

L’agonie de l’armée magyare commençait. Du milieu de juillet au milieu d’août, ni le gouvernement de Kossuth ni la direction militaire de Gœrgey ne purent empêcher les forces autrichiennes et russes de cerner toujours plus étroitement cette poignée de héros. La contrée où s’accomplissaient ces grands mouvemens était on ne peut moins favorable à une guerre défensive ; dans cette vaste plaine, comment empêcher le plus grand nombre d’envelopper le plus petit ? Gœrgey essaya bien de reporter la guerre plus au nord, mais nul ne se faisait plus d’illusions, et les chansons à boire du bivouac n’exprimaient plus qu’une mélancolie mourante :


« Eh bien ! nous, les anciens, qui faisons la guerre depuis un an, pourquoi dormirions-nous cette nuit, si l’aurore ne doit pas briller pour nous ? Aujourd’hui buvons encore, voici du bon vin pour une santé à la patrie magyare ! Et que demain le monde dise : ils ont passé, tous étaient des héros.

« Nous voici près de la jolie vivandière. Vienne un baiser après le vin. Deux heures encore, et nos lèvres baiseront le sol de la patrie. Puissent d’autres la défendre quand nous ne serons plus ! »


Ils baisaient en effet de leurs lèvres mourantes le sol de la patrie, mais de nouveaux défenseurs ne succédaient plus aux martyrs. L’armée cernée, poussée d’un côté ou de l’autre, n’avait plus le temps ni de se recruter, ni de se reposer. De là une fatigue extrême, rendue avec vérité dans une chanson attribuée à l’épouse d’un honvéd. Quelques femmes magyares dévouées jusqu’au bout avaient suivi leurs maris dans cette rude campagne pour aider leurs derniers efforts.


« Le ciel est moins sombre, une ligne pâle se dessine à l’orient.