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vue plus juste. D’abord je me suis laissé aller à une sorte d’émotion dont je n’ai pas été entièrement maître, j’en ai ressenti une profonde tristesse ; mais elle s’efface de jour en jour, je me dis que tous les torts sont dans ma niaiserie. Où donc avais-je les yeux ? Cependant bien d’autres s’y seraient trompés à ma place : manière commode d’entrer en accommodement avec son amour-propre. Ah ! c’est une expérience qui ne laisse pas que d’avoir son charme que celle d’examiner successivement la même personne avec des sentimens différens. L’affection donne à tout un charmant coloris : les actes les plus équivoques sont toujours favorablement interprétés ; on croit si aisément ce qu’on désire ! Puis, quand est venue la désillusion, qu’on regarde le même objet du même œil qu’on verrait fonctionner un mannequin, comme tout change ! Les ficelles apparaissent, tristes et misérables moteurs qu’il eût mieux valu ne jamais mettre à nu. Ce qui me déconcerte, c’est la multitude d’expériences qu’il m’a fallu faire pour commencer à comprendre. Je suis obligé de m’avouer que je n’ai guère de sagacité. J’ai éprouvé hier un plaisir d’une sorte qui va vous faire sourire et que vous ne comprendrez peut-être guère. Mon docteur de la Favorite m’a envoyé quatre tableaux représentant ma Favorite dans les positions les plus critiques où nous nous sommes trouvés pendant le voyage. A l’aspect de ces lieux où tant d’émotions m’avaient secoué, je les ai ressenties instantanément comme un choc en retour de la foudre ; et l’émoi du danger, et les anxiétés pour arriver au moyen d’y parer, et la satisfaction d’y avoir échappé, tout cela m’a frappé à la fois, tout, jusqu’aux souvenirs de mes peines, m’a été agréable. Je vais les faire encadrer, et, si je puis les loger dans ma chambre à coucher, je veux m’en entourer. Aussi, quelles scènes ! La Favorite rasant l’Ile d’or, près de Nanking, et courant sur les rochers avec une effrayante vitesse, et ne se sauvant d’une perte certaine que parce qu’un souffle de brise, s’échappant du haut de la pagode dorée, vient nous rendre la force de manœuvrer ! Puis la Favorite se traînant dans la rivière de Canton pour aller demander raison des coups de bâton,… vous savez ! ceci n’est pas le plus plaisant de ma campagne. Maudissez tant que vous voudrez notre vie vagabonde, je ne connais qu’une veine de l’existence qui soit préférable : c’est l’amour, mais l’amour réel, non pas celui aux pâles couleurs comme on le voit se traîner à Paris, mais celui qui vous bat au cœur violemment à vous étouffer. Je conviens qu’il y a au milieu de tout cela des fatigues qui ne plaisent pas à tous les âges ; mais, tant que ces fatigues mêmes sont un plaisir de plus, tout est charme dans cette vie privilégiée. — Ce soir, spectacle à Saint-Cloud, je suis un peu libre.

Vous voulez que je vous admire, et vraiment je vous trouve