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admirable d’avoir su résister à l’enivrement de la gloire, ou au moins de la réputation et de la vogue. Ce dont je vous sais gré, c’est de n’avoir pas jeté aux vents vos pensées, c’est de n’avoir pas livré à tout profane les aspirations de votre cœur, car ce que j’ai vu de vous me donne les certitudes que, malgré tout le soin que vous puissiez prendre, votre cœur doit toujours être plus ou moins au bout de votre plume. Je vous écouterai avec plaisir. Il faudrait bien des choses, bien des fâcheux contre-temps pour que le 13 je ne fusse pas exact à trois heures dans la rue de Grenelle. C’est ma semaine de liberté, et je vous l’enchaîne de tout mon cœur. Je salue avec une singulière satisfaction votre retour à Paris.


À bord du brick le Du Couëdic, Toulon, le 13 mars 1845.

J’enrage de ne pouvoir me détacher de la France sans un secret ennui ; je reconnais là un signe de caducité. — Voici mon voyage.

C’était un vendredi, jour néfaste, tout le monde le dit. Parti à six heures et demie du soir ; mauvaise berline où nous étions enchevêtrés quatre dans les jambes les uns des autres ; froid de chien pendant la nuit : nous n’en sommes pas morts grâce à mes fourrures. Au jour, neige partout, arbres glacés ; la terre n’était plus qu’une meringue, les arbres en sucre candi ; toute la journée de la neige, de la neige encore et partout de la neige ! — Courrier, où s’arrête-t-on pour déjeuner ? — On ne déjeune pas, monsieur. — Marche ! — À cinq heures : Où dîne-t-on ? — On ne dîne pas. — Heureusement à neuf heures et demie du soir Chalon-sur-Saône se trouve sur notre chemin tout verglassé, nos chevaux s’abattirent, nous en profitâmes pour croquer un souper à la hâte. — Nuit de verglas, notre attelage trébuche sur un pont : ce fut une affaire que de nous relever. Le matin, soleil resplendissant, neige éclatante ; nous étions éblouis. — À Lyon à onze heures un quart, verglas, chute sotte, déjeuner en l’air. Comme j’étais parti un vendredi, tout alla au gré de mes vœux. Le directeur des postes m’attendait, il avait préparé les places ; à midi, me voici parti dans le briska (malle-poste) de Marseille avec un de mes anciens compagnons de route (M. Laneuville, marchand de tableaux, qui se rend à Rome pour la fameuse vente). Les chevaux allaient un train d’enfer. En entrant à Montélimart, à minuit, le postillon, la tête exaltée, nous lance à bride abattue, au tournant d’une rue, contre le coin d’une maison. La secousse fut violente ; nous aurions dû nous briser en mille pièces, mais nous étions partis un vendredi, le timon seul fut broyé et le choc amorti. Disons pourtant que le courrier reçut à la tête un coup capable d’assommer un bœuf, et il se mit à beugler comme un rhinocéros : Mon Dieu ! je suis mort ! je suis