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notre position, puisqu’il ne dépend pas de nous de changer nos sentimens[1]. » Ainsi devait parler après un instant d’oubli une femme sérieuse, attachée à ses devoirs. La noblesse même de son attitude rachetait la faute qu’elle venait de commettre. La journée ne s’était pas écoulée sans qu’elle eût repris possession d’elle-même, retrouvé l’équilibre de sa raison, et renouvelé le serment qu’elle avait fait à Édouard devant l’autel. De son côté, le capitaine justifiait l’estime que Charlotte lui avait témoignée par la résolution de ne plus troubler un repos si cher.

L’un des deux couples amoureux donne par conséquent l’exemple de la raison, de l’esprit de sacrifice et de renoncement. Charlotte et son ami ont assez d’empire sur eux-mêmes pour dominer leurs passions. Édouard et Ottilie, plus faibles, cèdent au contraire sans combat à l’enivrement de l’amour. Édouard, attiré vers la jeune fille par une irrésistible sympathie, a cru s’apercevoir qu’elle répondait à son affection. Il semble qu’elle lui témoigne des attentions plus délicates et plus gracieuses qu’à d’autres. Elle a étudié ses goûts avec le désir de les flatter ; elle s’est exercée secrètement à accompagner sur le piano les sonates qu’il aime à jouer sur la flûte, et malgré l’imperfection du jeu d’Édouard, elle réussit à rester d’accord avec lui en s’appropriant ses défauts. Elle se plaît à travailler pour lui, elle lui a demandé de copier à sa place des actes dont il avait besoin, et un soir, au moment où on commence à éclairer l’appartement, elle apporte la copie. Édouard regarde d’abord l’écriture d’un air distrait : c’est une main de femme timide qui a tracé les premières lignes ; puis le trait devient plus hardi, et le baron reconnaît avec surprise, avec attendrissement, dans les dernières pages l’imitation de sa propre écriture. — Tu m’aimes donc ! s’écrie-t-il, tu m’aimes ! — Ils étaient dans les bras l’un de l’autre, sans savoir lequel des deux avait le premier ouvert ou tendu les siens. Ici le principal coupable est Édouard, qui devrait défendre Ottilie contre son propre entraînement ; mais Édouard, nous l’avons

  1. Dans ce simple discours de Charlotte, le nouveau traducteur des Affinités électives introduit quelques ornemens dont Goethe n’est point responsable. « Notre fermeté seule pourra dans l’avenir racheter un moment de faiblesse involontaire, fait-il dire à la jeune femme… Vous partirez, mon ami, et le pardon que vous me demandez est soumis à cette condition. Vous pardonner, que dis-je ? C’est moi qui suis la plus coupable. Enfin n’importe, c’est décidé, nous ne saurions changer nos sentimens, mais nous pouvons rester honorables. Sachons rester honorables. » Avons-nous besoin de dire que nous préférons la simplicité de Goethe à ce langage un peu apprêté ? Lors même qu’il s’agirait, non d’une traduction, mais d’une imitation, il conviendrait de ne faire dire à Charlotte que le nécessaire. La situation est si délicate que toute parole superflue peut devenir choquante. Goethe le comprend si bien, qu’il nous représente Charlotte et son ami retournant au château sans rien dire.