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vu dès le début du roman, ne sait résister à aucune de ses passions. Bien loin d’aider la jeune fille à se guérir d’un amour coupable, en lui donnant le premier l’exemple du sacrifice, il excite au contraire et il entretient ses espérances. En homme que les obstacles n’ont jamais arrêté dès qu’il s’agit de satisfaire un caprice, il arrange l’avenir au gré de sa fantaisie, sans penser un instant à ce que le devoir exige. Il s’applaudit d’avoir découvert l’inclination de sa femme et du capitaine ; il la favorise au lieu de la combattre. Cette Charlotte tant aimée, dont il avait attendu le veuvage avec tant d’impatience, près de laquelle il avait si souvent souhaité finir sa vie, il la cédera sans regret à son ami. Il espère qu’un divorce accommodera tout le monde, et qu’en offrant à Charlotte la liberté d’épouser celui qu’elle aime, il obtiendra le droit d’épouser Ottilie. Nulle trace de remords, de respect de la foi jurée, d’obligation morale. C’est la passion toute pure qui parle par la bouche d’Édouard. Il ne pense même pas aux scrupules de conscience qui pourraient retenir sa femme et l’empêcher de souscrire à ce projet. Habitué à ne jamais se priver de ce qu’il désire, il ne lui vient même pas à l’esprit que d’autres puissent penser et agir autrement.

Dans la peinture de ces deux couples amoureux, si différens l’un de l’autre, Goethe reproduit fidèlement, comme il l’a fait dans Werther, dans Clavijo, dans le Tasse, les deux faces de son propre caractère. Il ressemble à la fois au sage capitaine et à l’impétueux Édouard, comme il ressemble à Albert aussi bien qu’à Werther, à Carlos aussi bien qu’à Clavijo, à Antonio aussi bien qu’au Tasse. Il a connu autant qu’Édouard la fougue des désirs et l’ardeur immodérée de l’imagination : lui aussi, il a été troublé par les rêves de l’amour ; peut-être a-t-il entrevu le moment où il pourrait serrer sur son cœur et appeler sa femme la jeune Minna Herzlieb ; mais sa ferme raison et son bon sens pratique ont pris le dessus. Il entre ainsi sans peine dans deux situations opposées, qu’il a souvent traversées l’une et l’autre, un jour entraîné par la passion avec Édouard, le lendemain calmé et assagi avec le capitaine. Qu’on ne croie pas néanmoins qu’il flotte entre les deux sentimens ; chez lui, c’est toujours la raison qui l’emporte, et jamais Werther n’a le dernier mot dans sa vie. S’il eût eu à jouer lui-même un rôle dans son roman, il eût agi comme le capitaine et non comme le baron. Toutefois il n’eût pas triomphé sans combats et sans douleurs. La conception et l’exécution des Affinités électives attestent l’effort qu’il fait sur lui-même dans une situation analogue à celle de ses personnages, dans une crise morale qui doit aboutir à la défaite ou à la victoire de la passion. La raison est la plus forte, mais au prix de quelles souffrances et de quelles angoisses ! « Personne, dit-il