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en jugeant son œuvre, ne méconnaîtra dans ce roman une blessure profonde qui craint de se fermer, un cœur passionné qui a peur de guérir. » La passion est vaincue, mais non déracinée ; elle renonce à se satisfaire, elle ne renonce pas à se nourrir d’un passé cher et regretté ! Au fond même, le roman n’a été conçu et entrepris que pour permettre à une âme passionnée de retracer jusque dans ses moindres traits une image adorée. C’est une jeune fille qui remplit alors la pensée de Goethe, c’est aussi une jeune fille qui tient la première place dans son œuvre. Elle occupe le centre de l’ouvrage ; à plusieurs reprises, les autres personnages se groupent autour d’elle dans des attitudes choisies, comme pour mieux faire valoir la grâce originale de sa beauté. Il semble même qu’à certains momens les scènes principales ne soient inventées et composées que pour servir de cadre à cette pure physionomie.


II

Ottilie nous intéresse avant d’avoir paru. Le romancier fait ici ce que font quelquefois les poètes dramatiques : il prépare l’entrée de son personnage favori. Des lettres de la maîtresse de pension qui élève la jeune fille et de l’instituteur qui lui consacre des soins particuliers nous peignent son caractère. Si c’est là le portrait idéalisé de Minna Herzlieb, comme tout l’indique, on peut en concevoir de plus flatteur, on n’en imagine guère de plus attachant. Goethe éprouve un plaisir délicat à relever des mérites cachés que n’aperçoit pas toujours l’observateur superficiel, qui ne se révèlent d’ordinaire qu’aux regards attentifs. Ottilie ne compte point parmi les élèves brillantes de la pension, elle n’est point de celles qui obtiennent des couronnes ou se distinguent dans un examen, à la grande joie des maîtres. Une sorte de réserve et de pudeur timide la paralyse lorsqu’il s’agit de montrer ce qu’elle vaut. Elle ne tient pas à paraître, elle ne se soucie que de la réalité du savoir et non de l’apparence : en revanche, son esprit se développe avec une sûreté et une suite remarquables ; ce qu’elle a une fois appris, elle le sait pour toujours. Il y a chez elle une abondance de vie intérieure, une continuité de travail latent qui font mûrir peu à peu les plus beaux fruits. Si on la presse, elle devient incapable d’agir, mais si on lui laisse le temps nécessaire, elle ne fera rien qui ne soit exquis. Personne ne jouera un morceau de musique avec plus de goût, ni ne tracera un dessin d’une ligne plus pure. Ce qui répand surtout un grand charme sur sa personne, c’est l’égalité d’humeur qui ne l’abandonne jamais. On dirait toujours qu’elle s’oublie pour ne