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de l’intelligence, devait à la longue déterminer des perturbations dans l’économie physique. Le désordre affecta d’abord les organes digestifs. Mélanchthon, qu’il avait prié de consulter à son intention les médecins d’Erfurt, lui envoie des drogues purgatives et l’engage à se livrer aux exercices violens. Ici la chasse s’offrait d’elle-même. Ce que nous voyons aujourd’hui de ce splendide pays de Thuringe nous raconte ce qu’était à cette époque des landgraves la vieille forêt germanique. On a trop parlé du Rhin allemand et point assez de la forêt.

La forêt, d’élément aristocratique, représente encore à l’heure où nous sommes un dernier débris survivant du moyen âge. Le champ est bourgeois, la forêt est féodale. Elle a ses droits et aussi ses servitudes, appartient au seigneur et au pauvre peuple, qu’elle empêche de mourir de faim, au milieu du morcellement, du particularisme universel.

Il faut au peuple sa forêt, libre, profonde, romantique. Elle est non pas seulement le pain dont il se nourrit, mais aussi le vin dont il s’exalte. Le bois qui plus tard, l’hiver, chauffera le poêle a déjà fécondé, réjoui de sa sève et de ses parfums l’homme intérieur. J’ai dit que la forêt représentait l’aristocratie, le champ la bourgeoisie ; une société où ces deux modes de propriété subsistent en se pondérant depuis des siècles ne saurait jamais être égalitaire. Supprimez la forêt allemande, et vous frappez au cœur l’Allemagne ; vous lui ôtez son éternelle source de ravitaillement ; plus de nationalité politique, littéraire, musicale ; plus de Goethe, de Novalis, de Haydn, de Mozart, de Beethoven, de Weber ! S’ils ont chanté comme l’oiseau des bois, c’est que les grands bois furent à leur portée, qu’ils s’y plongèrent, y vécurent, ne se contentant point, comme tant d’autres, ailleurs fameux, de noter sur le papier la ritournelle chromatique du rossignol en cage. Que serait même, avec tous les souvenirs qu’elle renferme, cette Wartbourg historique sans le complément de ce paysage, — immenses profondeurs boisées, architecture verdoyante qui sert à la fois de théâtre aux joyeux tournois des jeunes gens et de sanctuaire aux méditations, aux recueillemens de la vieillesse, de salle de concert à toutes les voix divines du printemps ? Chose étrange, pas plus en Allemagne que chez nous, les deux derniers siècles semblent n’avoir eu le sentiment de ce naturalisme transcendant. Voulait-on se bâtir une vraie résidence princière, on avait soin de choisir un site parfaitement plat et dégarni, La forêt paraissait incorrecte, de couleur trop sombre, la montagne n’offrait qu’une collection de gibbosités saugrenues. Tout au plus on lui permettait de figurer au loin dans la perspective ; mais construire un château en pleine montagne, en