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plein bois, placer son vaisseau sur un promontoire de rochers, au-dessus d’un océan de verdure qui moutonne, et dont les vagues semblent par momens se balancer, jamais le goût d’alors n’eût souffert telle extravagance !

Voyez Poussin, Claude Lorrain, quelle uniformité systématique ! Des temples grecs, des bosquets, et dans le fond, sur une mer dorée, l’inévitable effet de soleil ! On raconte que Claude Lorrain, venu à Munich pour travailler, ne s’enquit pas une seule fois de ce que pouvait être le haut pays environnant, et, conformément au train de l’époque, ne voulut avoir affaire qu’au pittoresque de la plaine, laquelle, chacun le sait, n’a rien de pittoresque. Un certain médecin qui jadis vécut à Cassel, le docteur Walcker, parlant en 1721 des eaux de Schlangenbad, commence par dire de cette adorable contrée tout le mal qu’il en pense, et ne trouve à la fin rien de mieux que de s’écrier pour complément et comble d’injures : « Affreux pays, qui n’a que de la verdure à vous montrer ; partout des arbres, du gazon, un fouillis dans lequel il serait grand temps de mettre de l’ordre ; point de pyramides, d’allées régulières ! Quand donc des plantations méthodiquement ordonnées et des tailles habiles pratiquées par une serpe intelligente viendront-elles corriger ce que la nature offre ici de défectueux, et prêter un aspect moins bizarre et moins déplaisant à ces lieux dont la nymphe solitaire attire chaque année un si grand nombre de gens de qualité ? » J’ignore si les vœux de l’honnête homme furent exaucés de son temps ; toujours est-il qu’il n’y paraît guère, à voir cette splendeur forestière, cette exubérance de frondaisons, de graminées qui, de bas en haut, jusque dans les maisons, vous enveloppent, vous cherchent, vous enguirlandent, vous enivrent, s’étalant devant la porte en tapis de mousse, festonnant vos fenêtres, et, non moins que la dense forêt, aujourd’hui l’attrait et l’agrément de cette romantique contrée de Schlangenbad.

Serait-ce donc que chaque siècle a sa manière d’envisager la nature, comme il a sa manière propre d’envisager l’histoire, la philosophie, les beaux-arts ? Ce n’est pas le point de vue qui change, c’est notre œil : l’œil intérieur aussi bien que l’œil extérieur ; l’antiquité, pas plus que la renaissance et le XVIIe siècle, ne semble s’être doutée de la beauté pittoresque des Alpes. Humboldt remarque que pas un écrivain de l’ancienne Rome ne fait mention des Alpes autrement que pour se plaindre de l’impraticable difficulté du passage, et que Jules César emploie, en les traversant, à rédiger un traité grammatical de analogia, ses loisirs de voyage. C’est du romantisme que nous vient le sentiment des vraies grandeurs de la nature, et le romantisme est d’essence toute chrétienne. J’ai parlé