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LETTRES D’UN MARIN.

la marche alourdissante d’un ménage capable de charger un navire. À Bombay, j’ai tout vendu, mon vin, mes provisions de mer, ma vaisselle, et sans perte sensible ; j’aurais même pu gagner, si j’avais voulu spéculer. Je n’ai gardé que mes livres, chose peu gênante, puisque ça ne se casse ni ne s’altère, une fois bien emballé, mon linge et quelques restes de ménage, en un mot un bagage de simple particulier, que je puis envoyer devant moi ou dont je puis me faire suivre sans difficulté. — Au reçu de la lettre du ministre qui m’annonce les dispositions prises à mon sujet, j’avais envie d’expédier la Reine-Blanche à mon successeur sous les ordres de mon second, et de m’en revenir par Suez avec la malle de Bombay, de sorte que vous m’auriez vu arriver le 1er  février prochain. Je n’ai pas voulu mettre à pareille épreuve l’absurdité de mes bons amis du ministère. Je pouvais le faire sans danger pour moi ; mais un sentiment de patrie m’a retenu : rien de ce qui m’a été confié ne doit péricliter entre mes mains, ni même être livré aux moindres hasards. Je sais que je m’inflige quatre mois de mer, et quatre mois de mer non plus de commandant en chef, mais de simple passager : il n’importe ; notre pauvre France a bien le droit d’exiger cela de moi.

Or il faut que vous sachiez ce qui m’a mis en mesure d’agir avec tant d’indépendance au milieu du discrédit où nous a fait tomber la révolution de février. J’avais à bord en dépôt de l’argent destiné à la colonie de Mayotte ; dès que j’appris la débâcle, je serrai mon dépôt en prévision de circonstances plus difficiles, — instinct nécessaire, car à Bombay je n’aurais pas trouvé un son de crédit comme général de la république, tandis que mon dépôt d’argent a tout à coup relevé nos affaires et donné à mes traites une valeur négociable que je vends pour l’état jusqu’à 12 ou 14 pour 100, Maintenant me voici prêt ; dans deux jours, je me mettrai en route pour Bourbon, lorsque j’aurai reçu la malle du 25 novembre de Paris, qui doit nous arriver aujourd’hui ou demain. J’ai le regret de vous dire que j’ai cédé le baril de madère que je vous avais destiné. Pendant la traversée, j’emballerai le reste de mes bagages avec le plus grand soin, et j’espère pouvoir me présenter devant mon successeur avec le porte-manteau du voyageur, ma canne à la main, en lui disant : Cher citoyen, je viens réclamer la place que la république a retenue pour moi dans votre diligence. Ce n’est pas que je ne m’attende à mille tracasseries, peut-être à de graves désagrémens, à des dangers même, car je rallie Bourbon à l’époque des ouragans ; mais tout ce qu’il est donné à la prudence humaine de préparer à l’avance, je l’ai fait. Ma Reine-Blanche n’a pas un seul point faible ; c’est une noble frégate. Maintenant à la grâce de Dieu ! S’il plaît à la Providence de me casser la tête, cela