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manie était la vertu, la chasteté, le désintéressement, la force, la liberté. Dans le petit livre de Tacite, nous ne voulions lire que les lignes qui sont l’éloge des Germains, et nos yeux se refusaient à voir ce que l’historien dit de leurs vices. Quand Hérodien et Ammien Marcellin nous parlaient de leur amour de l’or, nous ne voulions pas y croire. Lorsque Grégoire de Tours nous décrivait les mœurs des Mérovingiens et de leurs guerriers, nous nous obstinions à parler de la chasteté germaine. Parce que nous rencontrions quelques actes d’indiscipline, nous vantions l’amour de ces hommes pour la liberté; nous allions jusqu’à supposer que le régime parlementaire nous venait d’eux, que c’étaient eux qui nous avaient enseigné à être libres. L’invasion nous apparaissait comme une régénération de l’espèce humaine. Il nous semblait qu’ils n’étaient venus en Gaule que pour châtier le vice et faire régner la vertu. Un artiste français voulait-il peindre l’empire et la Germanie en parallèle à la veille de l’invasion? Au lieu de représenter la race gallo-romaine au travail, occupée à labourer, à tisser, à bâtir des villes, à élever des temples, à étudier le droit, à mener de front les labeurs et les jouissances de la paix, il imaginait de nous la montrer la coupe aux lèvres dans une nuit de débauche. En face d’elle, il plaçait aux coins du tableau la race germanique, à laquelle il prêtait un visage austère, un cœur pur, une conscience dédaigneuse; on dirait une race de philosophes et de stoïciens. Si M. Couture avait lu les documens de ce temps-là, il n’eût pas mis dans les traits de ses Germains la haine du luxe et l’horreur des jouissances; il y eût mis l’envie et la convoitise. Regardez-les bien, tels que les écrits du temps nous les représentent : ils ne détestent pas ce vin, cet or, ces femmes, ils songent au moyen d’avoir tout cela à eux; quand ils seront les plus forts, ils se partageront et se disputeront tout cela, et, à partir du jour où ils régneront, il y aura en Gaule et en Italie moins de travail et moins d’intelligence, mais plus de débauche et plus de crimes.

Nous portions ces mêmes illusions et cet engouement irréfléchi dans toutes les parties de l’histoire. Partout nos yeux prévenus ne savaient voir la race germanique que sous les plus belles couleurs. Nous reprochions presque à Charlemagne d’avoir vigoureusement combattu la barbarie saxonne et la religion sauvage d’Odin. Dans la longue lutte entre le sacerdoce et l’empire, nous étions pour ceux qui pillaient l’Italie et exploitaient l’église. Nous maudissions les guerres que Charles VIII et François Ier firent au-delà des Alpes; mais nous étions indulgens pour celles que tous les empereurs allemands y portèrent durant cinq siècles. Plus tard, quand la France et l’Italie, après le long et fécond travail du moyen âge, produisaient ce fruit incomparable qu’on appelle la renaissance, d’où devait sortir la liberté de la conscience avec l’essor de la science et de l’art, nous réservions la meilleure part de nos éloges pour la réforme allemande, qui n’était pourtant qu’une réaction contre cette