gage alarmant, tenu à Vienne pour excessif, avait le grand défaut de n’exprimer que l’opinion d’un ministre sans autorité ; aussi ne pouvait-il prévaloir contre les intérêts qui poussaient à la guerre. Bien loin de convaincre la cour impériale, il ne persuada pas même l’ambassadeur chargé de le soutenir et de l’expliquer : Choiseul connaissait par les aveux indiscrets de la correspondance privée le peu de crédit que les idées de l’abbé obtenaient à Versailles ; ces confidences d’un ami trop sincère avertissaient l’ambitieux diplomate de désobéir aux ordres du ministre.
C’est alors que Bernis, à bout de ressources et n’osant pas rompre brusquement le lien de solidarité qui l’attachait à des fautes irréparables, à des malheurs sans remède, céda aux accès d’un désespoir dont il faut lui pardonner les défaillances en considération de sa sincérité et de son patriotisme. Obsédé de visions lugubres, il se crut perdu, déshonoré à jamais, écrasé sous les ruines de l’état et sous la malédiction publique. L’idée de l’abîme entr’ouvert ne cessa de hanter son imagination blessée. Ses lettres à Choiseul ne sont plus qu’un long cri de détresse. « Notre amie dit que ma tête s’échauffe ; je ne vois noir que parce que je vois bien. Son sort est affreux. Paris la déteste et l’accuse de tout. Je tremble pour l’impératrice. Je vois une révolution affreuse dans le monde politique. Toutes les parties sont anéanties ou décomposées ; ceci ressemble à la fin du monde… Je meurs dix fois par jour ; je passe des nuits affreuses et des jours tristes. On pille le roi partout, l’ignorance et la friponnerie sont dans tous les marchés. La marine et la guerre est un gouffre ; tout ce qui est plume y vole par une longue habitude. Nous dépensons un argent énorme, et l’on ne sait jamais à quoi il a été employé, ou du moins il n’en résulte rien d’utile. Un miracle seul peut nous tirer du bourbier où nous barbotons. Notre système se découd par tous les bouts. » Ce pauvre homme, qui avait encore près d’un demi-siècle à vivre, il fait son testament. « J’ai brûlé mes papiers, je vais faire mon testament, et puis je mourrai de chagrin et de honte jusqu’à ce qu’on me dise de m’en aller. On attend que tout périsse pour raccommoder quelque chose. Donnez-nous la paix à quelque prix que ce soit. »
Les rumeurs de Paris, l’orage soulevé contre son nom, achevaient de troubler sa tête et lui portaient au cerveau. Bernis n’est point un politique de la vieille école, sourd aux clameurs du peuple, insensible à sa misère : il a vécu avec des philosophes et respiré l’air du siècle ; ministre d’un roi absolu, il aime la popularité et se pique de libéralisme. Quel supplice de se voir exécré comme un partisan de la guerre à outrance, lui si pacifique ! Les esprits sont montés à ce point qu’il craint d’être attaqué dans les rues de Paris