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la communauté; mais en cas de résolutions importantes il est assisté d’un conseil composé des douze vieillards les plus considérés. Ce régime, s’il est bien décrit, présente une des formes les plus archaïques de la communauté agraire. En 1860, la commission pour la prime d’honneur de l’agriculture dans le Jura a été frappée d’un fait que le rapporteur a pris soin de faire ressortir[1] : presque toutes les fermes sont dirigées par un groupe de ménages, de mœurs patriarcales, vivant et travaillant en commun. — Il reste donc encore par-ci par-là quelques traces de ces anciennes communautés qui ont abrité pendant tant de siècles l’existence des populations agricoles; mais, comme ces représentans de la faune primitive qui sont sur le point de disparaître, c’est dans les endroits les plus sauvages et les plus écartés qu’il faut aller les chercher. On ne peut se défendre d’un sentiment de regret en songeant à la ruine complète de ces institutions qu’inspirait un esprit de fraternité et d’en- tente mutuelle aujourd’hui inconnu. Elles ont jadis protégé le serf contre les rigueurs de la féodalité, et, fait non moins important, elles ont présidé à la naissance de la petite propriété, qui caractérise la condition agraire de la France.

Nous avons vu qu’en Angleterre la noblesse avait profité de sa suprématie dans l’état pour constituer des latifundia aux dépens des petites exploitations, qu’elle s’est annexées peu à peu en rendant leur existence de plus en plus difficile. D’où vient qu’en France, où la noblesse était armée de privilèges bien plus excessifs qu’en Angleterre, et où les paysans étaient beaucoup plus dénués de droits et plus écrasés, une évolution économique semblable ne se soit pas produite? Comment, même sous l’ancien régime, la petite propriété a-t-elle fait des progrès dans le pays où tout lui était contraire, et a-t-elle disparu dans celui où la liberté politique semblait devoir lui donner une garantie complète? Je n’ai point encore rencontré d’explication de ce contraste si frappant que présentent les deux contrées voisines. La cause principale de ce fait me paraît être que les communautés agraires se sont conservées en France jusqu’au XVIIIe siècle, tandis qu’elles ont disparu en Angleterre de très bonne heure. Tant qu’elles ont existé, elles ont fait obstacle à l’extension du domaine seigneurial, d’abord parce qu’elles avaient une existence assurée et une durée permanente, ensuite parce que la collectivité leur donnait une grande force de cohésion et de résistance, enfin parce que leur propriété était pour ainsi dire inaliénable, et se trouvait à l’abri des morcellemens et des vicissitudes des par-

  1. J’emprunte cette mention à un petit livre, la Commune agricole, où M. E. Bonnemère a réuni un grand nombre de faits curieux sur les communautés de familles. Voyez aussi, dans la Revue du 15 avril 1872, l’étude de M. Baudrillart sur la famille en France.