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Délia paraît avoir été une étrangère, une fille de l’Asie-Mineure ou des îles de l’Archipel, peut-être une Syrienne. Il n’est pas dit un seul mot de son père, qui semble bien aussi « avoir été de rencontre. » Sans avoir la prétention de dire avec certitude quelle fut la patrie de Délia, on peut supposer qu’elle ou sa mère venait des pays d’Orient, d’où la plupart de ces femmes tiraient leur origine. Était-elle de Délos? Elle y naquit peut-être, mais elle n’était certes pas plus Grecque qu’Italienne. Contentons-nous de ce résultat négatif. Telle autre amie de poète à jamais immortelle, dont on croit savoir le vrai nom, n’est guère mieux connue. Je ne voudrais pas ébranler la foi de ceux qui voient dans la Lesbia de Catulle la patricienne Clodia, la sœur du fameux agitateur Clodius, la femme de Q. Metellus Celer; mais il faut bien reconnaître que nous n’en avons aucune preuve directe, aucun témoignage contemporain, et que l’opinion actuelle demeure une supposition vraisemblable, sinon une pure hypothèse[1]. Je ne crois pas qu’il faille tenir grand compte du fameux passage d’Apulée (Apol., p. 106, Oud.), où l’on a cru retrouver les noms des amantes de Catulle, de Ticidas, de Properce et de Tibulle. C’était un esprit prodigieusement actif et curieux que celui d’Apulée, mais si faux et si bizarre que le personnage semble avoir quelque chose de fantastique, d’équivoque, de glissant et de peu sûr, comme ces gros serpens sacrés qu’il dut voir bien souvent au fond des vans mystiques, enroulés sous des feuilles de lotus, dans les innombrables mystères auxquels il se fit initier. Songez que le passage en question est dans un plaidoyer, sorte d’écrit où l’on se pique rarement de critique historique, que notre avocat se propose uniquement d’écarter une accusation, et déclare que, si ses adversaires ont raison, ils devront aussi incriminer Catulle, Ticidas, Properce et Tibulle, lesquels ont tous chanté leurs belles sous des noms fictifs. « Plania est dans son cœur, Délia dans ses vers, » s’écrie-t-il en parlant de Tibulle. L’antithèse est jolie, et de cette élégance recherchée qu’on aimait fort dans les écoles d’Afrique; mais qui donc a révélé à ce rhéteur carthaginois tant de choses précieuses sur la biographie intime des plus grands poètes latins? Où les a-t-il prises? Comment personne ne paraît-il les avoir connues avant lui? Je ne dis pas qu’il a forgé les noms qu’il cite; il les a sans doute tirés de quelque insipide recueil anecdotique de ces temps absolument dénués de critique. En somme, on comprend la réserve de Catulle, si ce poète a été l’amant de la patricienne Clodia; mais quelle apparence que Ti- bulle ait eu les mêmes scrupules à l’endroit d’une affranchie? Dira--

  1. Rud. Westphal., Catulls Gedichte in ihrem geschichtlichen Zusammenhange übersetzt und erläuert, p. 34-35. Breslau, 1867.