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t-on que cette affranchie était mariée? Oui, certes, elle l’était: l’excellent travail de M. Otto Richter a surtout pour objet d’établir que les cinq élégies où il est fait mention de Délia s’adressent toutes à une femme mariée; mais à Rome comme à Paris il y avait bien des sortes de mariage. C’est peu de dire que Délia était mariée, si l’on ne demande tout aussitôt : comment l’entendez-vous?

On n’attend pas de nous sans doute quelque nouvelle déclamation sur cette fameuse « orgie romaine, » qui n’a jamais existé que dans l’imagination des ascètes, des rhéteurs et des poètes, tous gens de peu de critique. Les mœurs de Rome aux temps de César et d’Auguste ne différaient guère des nôtres. Elles rappelaient celles qu’on a toujours observées dans les grands centres de population cosmopolite aux époques de civilisation très avancée. Il y avait à Rome des patriciens, des chevaliers, des affranchis, dont les richesses prodigieuses, accrues par l’usure, le fermage des impôts publics et les rapines de toute sorte exercées sur le monde entier, dépassaient de beaucoup les plus grandes fortunes de ce temps-ci. Il y avait dans la même ville 520,000 citoyens inscrits sur les registres de distribution de vivres. César réduisit en vain ce nombre à 150,000. Le « paupérisme, » sorte de maladie sociale qui se développe fatalement avec le luxe au sein des grandes agglomérations d’hommes, n’est point chose qui cède à des mesures administratives, avec l’opulence des uns, la misère des autres avait augmenté. En haut, sur les sommets inaccessibles d’un lumineux olympe, loin, bien loin de la terre où les nations leur dressent des statues, le chœur des dieux et des demi-dieux, pour qui l’existence est une fête éternelle; en bas, aux plus obscures profondeurs, misérable et famélique, la vile multitude, oh! la plus vile et la plus hideuse qui fut jamais, dirais-je, si elle s’était saturée d’alcool autant que notre populace! Quant à la classe moyenne, il y avait longtemps qu’elle avait entièrement disparu à Rome. « Grands seigneurs et mendians, tous deux cosmopolites à égal degré, voilà, dit Mommsen, tout ce qui restait dans la ville. » Lorsqu’à l’avènement du principal ce qu’on appelait encore le peuple romain perdit le prix de ses votes et de ses cris dans les émeutes, il fallut bien le nourrir, ce peuple, et l’amuser. Juvénal a dit le mot, mais la chose existait depuis longtemps. Il suffit de relire l’inscription d’Ancyre pour se bien persuader qu’Auguste amusa le peuple par les jeux du cirque qu’il donna, les spectacles de gladiateurs, les combats d’athlètes, les chasses de bêtes d’Afrique, de même qu’il le nourrit par ses innombrables distributions de blé, de sesterces et de deniers. Ce peuple-là n’avait plus de romain que le nom. « Depuis longtemps, dit Appien, le peuple romain n’était plus qu’un mélange de toutes les nations. Les affranchis étaient confondus avec les citoyens, l’esclave n’avait plus