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tion l’élan qui lui permet de s’élever d’un nouveau degré dans leur connaissance. Rabelais, au milieu d’un véritable feu d’artifice de plaisanteries de « haulte graisse, » finit en vrai mystique. « Allez, amis, en protection de cette sphère intellectuelle de laquelle en tous lieux est le centre et n’ha en lieu aulcun circonférence, que nous appelions Dieu. » Cette profonde pensée, qu’on retrouve dans Pascal, est bel et bien du curé de Meudon. Tendance naturelle de l’homme vers la vérité, conquête graduelle, mais certaine, de cette vérité qui est en Dieu et Dieu lui-même, le plus haut degré de possession actuelle dans l’inspiration, dans l’enthousiasme, dans la vie portée à son maximum d’énergie, voilà, en langage d’aujourd’hui, la pensée grandiose du plus illustre des bouffons, et parmi toutes les surprises que ce singulier Tourangeau réservait à ses commentateurs, il faut assigner une belle place à cet écho de sagesse alexandrine qui s’en vient résonner au milieu de ses folies bachiques. La Bruyère l’avait compris quand il disait : « Là où il est mauvais, Rabelais passe bien au-delà du pire ; où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicats. »

L’amour de la vie intense résume donc les disposions fondamentales de Rabelais, et s’élève chez lui à la hauteur d’un principe philosophique et religieux. Si l’on veut bien y réfléchir, on verra que c’est aussi la tendance qui l’explique le mieux comme écrivain, et qui rend compte jusqu’à un certain point de ses défauts eux-mêmes. Rabelais est un des pères de notre belle prose française. Il a le rhythme, le sentiment du nombre dans la phrase et de son effet pittoresque. Le style de Montaigne sera plus souple et plus gracieux, celui de Calvin plus serré, plus vigoureux, celui d’Amyot plus coulant, plus limpide ; nul n’aura un sens plus vif de l’harmonie et de la cadence. S’il s’agissait de musique, nous dirions que chacune de ses phrases finit régulièrement sur la dominante. Il aime la phrase pleine, semée d’incidences, mais en équilibre et toujours relevée par le trait final. L’épanouissement, pourrait-on dire, est la forme de prédilection de son génie littéraire. Le grand phénomène vital, — c’est-à-dire la concomitance de choses qui, prises chacune à part, ne seraient pas vivantes, mais qui font la vie par leur concours organique, — se trouve à chaque instant reflété dans ses tournures favorites. « Pleurant, il riait ; il pleurait, riant, » cette construction chez lui est des plus fréquentes. Rien ne lui paraît plus intéressant que de faire ressortir à la fois la variété des résultats et l’unité du principe identique qui les engendre, ou que d’énumérer, sans en oublier une seule, une masse de choses simultanées. Les singulières litanies qu’on rencontre çà et là, et où il accumule par centaines les épithètes que l’on peut rattacher à un mot donné, lui procurent la satisfaction de montrer combien de fois il