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est possible d’envisager le même objet sous un aspect différent. S’agit-il du chanvre, cette plante vulgaire qu’il déguise sous le nom de pantagruélion, il vous accable d’une énumération interminable des usages auxquels le chanvre peut servir. S’agit-il de l’estomac, le roi Gaster, avec ses besoins, ses ordres impérieux, ses inventions ingénieuses, préside à tout un petit traité de philosophie sociale d’une richesse d’observation merveilleuse. Même remarque à propos de cette île où Ouï-dire tenait « école de tesmoignerie, » pays de tradition où tout se fait par Ouï-dire. Il se complaît dans les descriptions difficiles où la pensée persiste à travers une forêt touffue d’incidences de tout genre. Il raconte quelque part une partie d’échecs qu’on peut suivre dans toutes ses péripéties. Il fait parler une heure de temps ses farceurs en signes, et l’on comprend. Son plaisir et son talent, c’est de forcer la langue écrite à représenter aux yeux ce qu’une série de tableaux ne pourrait reproduire aussi bien. Il aime la planté, ce mot que les Anglais ont conservé, c’est-à-dire la superabondance, l’exubérance, la quantité énorme, et il l’aime en tout, qu’il s’agisse de tripes ou de livres, de flacons ou de citations des anciens. Ce n’est pas seulement par caprice qu’il a choisi des géans pour héros de son roman. Les grands chiffres, les grands tours de force, les grandes lippées de ses personnages, font sa joie. Il se représente par exemple ce que serait à nos yeux une bouche humaine démesurément agrandie. Celle de Pantagruel est à son service, et je laisse à penser les découvertes que les voyageurs, pénétrant dans ce monde inconnu, vont faire entre les dents devenues des rochers et près de la salive transformée en bras de mer. C’est par la même raison qu’il s’acoquine si bien avec frère Jean des Entommeures, le plus gentil moine « qui fût oncques depuis que moine moinant moina de moinerie. » Frère Jean a bien des défauts, mais quelle gaîté, quel entrain, quelle faconde, quelle intensité de vie ! C’est enfin en vertu de la même passion pour la vie pleine et forte qu’il contracte l’horreur de la vie monastique ; il rêve une abbaye de Thélème où l’on suit la maxime : fais ce que vouldras, et où l’idéal de vie forme le contre-pied absolu de tout ce que les couvens jusqu’alors ont imaginé pour réduire la vie humaine à son minimum d’activité, d’intelligence et de plaisir.

Peut-être aussi expliquerait-on par la même disposition d’esprit ce manque de goût, cette trivialité d’expression et de détails, sur laquelle il faut bien passer condamnation. D’abord il pèche souvent par l’excès même de sa qualité, son abondance devient fatigante, son luxe de détails ennuie parfois ; mais de plus on peut bien voir que les choses les plus grossières perdent à ses yeux leur caractère répugnant, du moment qu’elles rentrent dans la réalité vivante. S’il est un penchant vicieux pour lequel il soit indulgent,