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goûts et la tournure d’esprit des mercenaires de la maison paternelle, et nous nous garderons bien de reproduire la preuve d’intelligence précoce qu’il donne à son père, lorsque celui-ci revient d’une expédition lointaine. Le père n’en est pas moins ravi et songe à lui donner de savans précepteurs. Deux pédans, Thubal Holofernes et Jobelin Bridé, sont chargés de l’instruire et le mettent à la torture en lui imposant l’étude des affreux traités de grammaire et de morale scolastique dont les pauvres « escoliers » de cette époque devaient se farcir la mémoire ; mais, bien que docile et appliqué, le jeune homme ne profite guère, et un jour qu’un ami de la maison est venu voir Grandgousier en se faisant accompagner du jeune page Eudémon, celui-ci, bien que plus jeune que Gargantua, se montre tellement supérieur à l’enfant royal par son savoir, ses manières aisées et sa diction, que Grandgousier s’aperçoit qu’il a confié jusqu’alors son fils à des ânes. Il renvoie les précepteurs ignares et choisit à leur place le gouverneur d’Eudémon, Ponocrate. Celui-ci emmène son élève à Paris, ayant pleins pouvoirs pour le diriger à sa guise.

Rabelais, comme Rousseau, — et c’est peut-être une des plus grandes faiblesses de leurs théories, — supprime donc d’un trait les difficultés qui proviendront toujours, pour la plupart des jeunes gens, des ressources limitées de leurs parens. Il ne sera jamais donné qu’à bien peu d’enfans d’avoir un précepteur comme Ponocrate ou le gouverneur d’Émile ; mais il s’agit d’un idéal d’éducation, et il est toujours bon de le connaître pour s’en rapprocher de son mieux dans la pratique.

Ponocrate ne change que graduellement la manière de vivre de son élève, « considérant que nature n’endure mutations soudaines sans grande violence ; » mais en peu de temps il « l’institue en telle discipline qu’il ne perdait heure du jour. » La religion entre pour une part, non pas absorbante, bien que réelle, dans l’éducation du jeune homme ; mais cette religion est très simple de formes. Les seuls exercices de cette catégorie consistent dans la lecture de grand matin, lecture « haute, claire, avec prononciation compétente, de quelque pagine de la divine Écriture, » et une prière inspirée par ce qui vient d’être lu. Il mène aussi parfois son élève « entendre les concions (discours) des prescheurs évangéliques. » De messe, de confession, d’abstinences, de pratiques dévotieuses, il n’est nullement question, et nous nous permettons de faire encore remarquer ici combien toute cette éducation est protestante. Rabelais entre ensuite ; dans des détails d’hygiène dont il ne fait jamais grâce à ses lecteurs, mais qu’on peut excuser ici, vu la bonne intention. Ce qui nous intéresse davantage, c’est l’art merveilleux avec lequel son