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aussi réactionnaire qu’on voudra, nous n’en serions que plus exposés à des convulsions violentes. Défaite pour défaite, si les conservateurs doivent en essuyer un jour, ne préfèrent-ils pas encore aux catastrophes révolutionnaires ces défaites légales, régulières, réparables, dont on appelle à l’opinion publique, dont on travaille à prendre sa revanche, et où le vaincu lui-même est protégé par les garanties de la loi ? La France ne souffre pas tant de la nature des opinions professées par les partis que du caractère et de la conduite des partis eux-mêmes. Notre grand malheur est que tous les gouvernemens qui se succèdent chez nous sont issus des révolutions. Un grand progrès serait accompli, et beaucoup de nos terreurs s’évanouiraient bien vite, le jour où, par la pratique d’une liberté régulière, nous aurions appris à marcher dans les voies légales et à respecter le droit de nos adversaires, lors même que l’usage nous en déplaît.

Dans un gouvernement libre, toutes les opinions sont égales devant la loi ; il n’y en a point qu’il soit permis de proscrire, et l’intolérance chez les partis ne prouve qu’une chose, c’est qu’ils ne sont pas dignes de la liberté. Voilà pourquoi on a peine à comprendre l’étrange langage tenu aux républicains modérés par ceux des anciens monarchistes qui leur proposent tardivement leur alliance. « Prouvez-nous, s’écrient-ils, que vous détestez les radicaux autant que nous. Rompez toute espèce de concert avec eux. Creusez un abîme, élevez une barrière éternelle entre eux et vous, et nous pourrons peut-être avoir confiance dans le gouvernement de la république. » — « Eh ! messieurs, devrait-on leur répondre, vous vous trompez d’adresse. Un gouvernement n’est pas une église et n’a pas d’anathèmes à lancer contre les partis. Il s’agit ici, non pas de préférences sentimentales, mais d’intérêts positifs, d’intérêts nationaux, qui dans les pays libres et dans les gouvernemens représentatifs doivent être débattus et sauvegardés en commun. Ces intérêts publics passent avant notre agrément et vos répugnances. Nous n’avons pas deux poids et deux mesures. Nous ferons avec le parti radical ce que nous faisons avec vous-mêmes, nous le soutiendrons quand il aura raison, nous le combattrons quand il aura tort. »

Ainsi « il faut creuser un abîme » entre les conservateurs et les radicaux. Qu’ils sont peu des hommes d’état, ceux qui emploient ces formules hautaines ! Quoi, est-ce possible ? « creuser un abîme » entre deux opinions, deux partis, deux classes de la société française ! C’est là le genre de prudence et d’apaisement que certains libéraux nous recommandent ! Les divisions ne sont pourtant que trop profondes dans notre malheureux pays. Cette nation, dont le