Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/314

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
308
REVUE DES DEUX MONDES.

— Oh non ! répondis-je ; va-t’en au diable !

Parfois aussi je fus envoyé à la forêt pour abattre du bois. Là j’étais à mon aise. Quand le souffle du vent secouait les cimes et faisait ployer les herbes, que les pics frappaient sur l’écorce en mesure, qu’un milan planait sur ma tête, remuant à peine l’aile de loin en loin et poussant un cri rauque, alors je restais couché sur le dos, regardant le ciel, et n’avais plus de chagrin. Il y eut pourtant des jours où je broyais du noir ; j’avais creusé un trou sous les racines d’un chêne, j’y enterrais mes économies, sou par sou, afin d’acheter un fusil. Il m’aurait fallu attendre longtemps !

Une fois dans la forêt, je fis la rencontre d’une vieille baba[1], la Brigitte de Toulava, qui venait cueillir du thym. Lorsqu’elle m’aperçut, elle joignit les mains. — Comment ? vous êtes là, Balaban, à couper les arbres, pendant que le seigneur fait de votre Catherine sa mentresse ?

— Ah çà ! répondis-je, est-ce qu’il l’aurait prise chez lui par hasard ?

— Sans doute, reprit-elle. Mon doux Jésus, quelle histoire ! La femme de charge a dû quitter la maison dès le premier jour, le seigneur l’a chassée. C’est cette Catherine qui commande à présent. La semaine dernière, j’apporte des champignons à la cuisine, quand je la vois entrer avec des papillotes plein la tête comme une belle dame, et une robe à traîne, et une cigarette à la bouche. Je la regarde, et ne lui baise point la main. — Est-ce qu’elle t’écorche les lèvres ? crie-t-elle aussitôt, et elle me frappe du revers sur la bouche, par deux fois. — Voilà ce que me raconta la vieille, et bien d’autres choses encore : que la Catherine était logée comme une princesse, qu’elle portait des robes splendides, mangeait dans de la vaisselle d’argent, montait à cheval, et faisait fouetter les gens à cœur-joie. — Tout cela ne l’empêche pas d’être une mentresse, dis-je.

À cette époque, quand je me trouvais tout seul dans la forêt, je songeais plus d’une fois à me faire brigand, Dieu me pardonne le péché ! à devenir un haidamak qui met le feu aux châteaux et cloue les nobles par les pieds et les mains aux portes de leurs granges, comme des oiseaux de proie. Ma conscience ne voulut pas se soumettre ; une voix intérieure me répétait nuit et jour : — À quoi prétends-tu, toi, paysan, fils de paysan ? Qu’as-tu besoin d’un fusil ? Voudrais-tu seul déclarer la guerre aux hommes ? — Je finis par m’apaiser, et je restai au village ; mais je pris une résolution, celle de faire mon devoir strictement, et de ne rien souffrir de contraire à mon droit.

  1. Vieille sorcière, — gâteau de Pâques.