Bien, voilà qu’un jour je rencontre Kolanko, qui se traîne dans la neige comme un clïien blessé. Ma Catherine l’avait fait fouetter, parce qu’il ne l’avait pas saluée avec le respect qu’elle exigeait. Je m’arrêtai, et il m’apprit…
— Figurez-vous, interrompit le centenaire, impatient de placer son mot, figurez-vous qu’elle régnait déjà en maîtresse absolue. Le seigneur avait fait venir pour elle deux professeurs ; l’un était un Français. Elle apprenait tout ce que peut apprendre un scribe ou même un curé. Chaque semaine, la poste apportait un paquet de livres, et elle lisait tout, jusqu’aux gazettes, et il y en avait ! Dans sa chambre était une grande boîte en bois fin, là-dessus elle apprenait à jouer de la musique ; le soir, les gens s’arrêtaient sous ses fenêtres pour écouter.
Le Mongol se mit à ricaner en tisonnant avec une bûche qu’il tenait à la main. — Et dire que ces gens oublient qu’il y a une justice divine ! murmura-t-il entre ses dents. — Kolanko eut un accès de toux, et on l’entendit grogner en dedans comme un chat furieux. Le capitulant regardait devant lui, son visage demeurait toujours impassible, morne, désolé. Le petit Your aux cheveux de filasse dévisageait le Mongol d’un air insolemment étonné. — Eh bien ! qu’est-ce que tu as donc à me regarder ainsi ? dit celui-ci d’un ton de défiance, en plissant sa face jaune et levant son nez fendu.
— Je me demande comment tu peux faire, compère mongol, qu’il ne te pleuve pas dans le nez ? répliqua le gars.
Toute la bande éclata de rire. Le Mongol attrapa le petit Your par l’oreille, l’attira lentement à lui, puis le lâcha de même.
— L’avez-vous regrettée, votre Catherine ? demandai-je à Balaban. Avez-vous beaucoup souffert ?
— Pas trop, répondit-il en tirant quelques bouffées de sa pipe. Je ne songeais guère non plus à me venger ; seulement, chaque fois que j’eus affaire aux gens du château, ma tête s’échauffait… Je voulus m’élever au-dessus de ma condition ; j’appris à lire, à écrire, à compter. Me trouvant trop vieux pour aller à l’école, je me fis donner des leçons par le diak ; en retour, je lui apportais soit un poulet, soit une oie grasse, ou encore du tabac de contrebande de Szigeth[1]. J’avais toujours le nez dans les livres, je lisais l’Écriture, la légende des saints, la vie du tsar Ivan le Terrible, les patentes de l’impératrice Marie-Thérèse et celles de l’empereur Joseph et de l’empereur Frantsichek[2] ; je lisais aussi une foule de lois, et je rédigeais pour les paysans les plaintes qu’ils allaient déposer au