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électorale, la polémique avait pris ce caractère tout personnel qu’affectent toujours en Amérique les compétitions présidentielles. Chacun des deux partis n’était occupé que de vanter son candidat et de décrier celui de ses adversaires. Les journaux étaient pleins de petits récits plus ou moins piquans sur M. Horace Greeley ou sur le général Grant, et destinés, suivant l’occasion, à les rendre populaires ou à les rendre odieux. Tantôt c’était une députation de quelques centaines d’amis qui était allée rendre visite au philosophe de Chappaqua dans sa retraite champêtre. On décrivait la personne du « vieux héros, » avec sa vigoureuse stature, sa toilette négligée, son large chapeau blanc rejeté derrière la tête, ses lunettes d’or brillant au soleil, sa démarche rapide et saccadée. On avait mangé du homard sous les arbres verts, à une table servie par des domestiques noirs, et couverte entièrement des produits de la ferme. Tantôt c’étaient des historiettes de l’enfance du général Grant : comment il avait dompté un cheval rétif qu’un entrepreneur de cirque ambulant défiait qui que ce fût de monter, — Comment, à l’âge de douze ans, il avait sauvé la vie à deux dames, — comment un phrénologue lui avait prédit qu’il serait président des États-Unis. On appelait M. Greeley « notre second Franklin, » le général Grant « notre nouveau Washington. » « Grant était ivre tel jour, écrivait la Tribune, journal de M. Greeley, vingt personnes l’ont vu. — Greeley est un escroc, répliquait le Times, journal républicain, cent personnes peuvent l’attester. » Toutes ces grossièretés calomnieuses inspiraient au général Butler, lui-même accoutumé de longue date à recevoir de pareils horions, la réflexion suivante : « si la presse des deux partis ne ment pas, il faut croire que politiciens et candidats sont sortis tout exprès des galères. »

M. Greeley surtout s’était jeté dans la mêlée avec une ardeur inconcevable. Malgré l’avis contraire de ses amis, qui craignaient ses imprudences, il avait voulu payer de sa personne et entreprendre lui-même une de ces grandes tournées oratoires qui sont aux États-Unis la dernière ressource des candidats en détresse. Suivant l’expression consacrée, il prit le stump et parcourut successivement les états du nord et les états de lf ouest, courant de ville en ville, prononçant vingt discours dans chaque journée, parlant dans les clubs, parlant dans les meetings populaires, haranguant la foule de son balcon, parlant encore aux stations de chemins de fer pendant l’arrêt des trains, subissant partout l’éternel supplice des ovations, des députations, des illuminations, des processions solennelles et du formidable shake-hands avec tout le genre humain. Il subit cette épreuve avec une rare vaillance, et il mérita presque la qualification de héros que lui donnaient les journaux amis de sa