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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 102.djvu/57

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impossible de reconnaître si le récit de Gérard de Nerval est emprunté à des rêves ou à des réalités morbides. Évidemment les réalités et les rêves sont si étroitement mêlés, tellement confondus, qu’il ne parvenait pas à les distinguer lui-même. Bien des fous ressemblent à des gens mal réveillés qui vivraient sous l’empire d’un cauchemar persistant ; dans le rêve comme dans la folie, on ne guide pas sa pensée, on est guidé par elle ; de plus, comme dans le rêve aussi, toute idée intermédiaire disparaît, on ne voit que le but poursuivi. Le fou, entre la conception, et la réalisation de son désir, n’admet, ne suppose aucun obstacle ; le relatif s’efface, on peut dire qu’il ne comprend que l’absolu. Une mélancolique vous dit : Rendez-moi, je vous prie, un service ; prenez un bon couteau, et coupez-moi le cou ! — On se récrie, on parle de responsabilité, de justice, d’échafaud. — Elle reprend : Ne dites donc pas de niaiseries ; prenez vite le couteau, rien n’est plus simple, dépêchez-vous, je n’ai pas le temps d’attendre. — Comme dans le rêve encore, les sensations extérieures font germer des idées connexes. — Un homme se découvre la nuit en dormant, il a froid, il rêve qu’il est en Sibérie. De même pour l’aliéné : une hystérique a des constrictions à la gorge et soutient qu’elle a avalé une pomme qui « ne peut pas passer ; » un maniaque sent distinctement un crapaud qui lui ronge l’estomac, il meurt ; à l’autopsie, on découvre qu’il a un squirre voisin du pylore ; les femmes qui rejettent invariablement leurs vêtemens et veulent absolument rester nues (Théroigne de Méricourt, morte en 1817, était ainsi) sont de pauvres créatures qui ont la peau animée d’hyperesthésie (excès de sensibilité), et qui ne peuvent supporter le frôlement le plus léger. La perversion des sensations est telle qu’un malade s’essuie le visage pour étancher les gouttes de sueur qu’il sent, qui le chatouillent en coulant, et qui cependant n’existent pas. On ne peut pas dire, suivant la formule vulgaire, qu’elles n’existent que dans son imagination, car il en a l’impression physique, très nette, palpable, positive, due sans doute au tressaillement de quelque filet nerveux épanoui sous l’épiderme.

L’aliénation n’atteint guère que les adultes, elle respecte l’enfance. Roller a dit : « La folie n’apparaît qu’avec la conscience du moi, vers l’âge de quatorze ans au plus tôt. » J’ai pu constater à Vaucluse l’exactitude de cette assertion, et je l’ai vérifiée aussi à Ville-Evrard, qui est un domaine de 185 hectares situé près de Neuilly-sur-Marne, entre la route de Strasbourg et le canal de Chelles. Cet asile, qui avait été ouvert le 29 janvier 1869, a servi de quartier-général au prince de Saxe, il a été pris par nous, et comme il était dominé par le plateau d’Avron, on peut croire que les projectiles ne l’ont point épargné. Les 248 malades que j’y ai vus étaient dans