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mystères de la navette et du moule est un malade du quartier des grands infirmes.

Il y a là une question fort grave : que doit-on faire de ceux qu’on appelle fort improprement des fous criminels ? S’ils sont fous, ils ne sont point criminels, et, s’ils sont criminels, ils ne sont point fous. Un aliéné peut commettre un homicide sans être coupable ; mais, pour n’être point coupable, il n’en est pas moins dangereux, car la manie homicide est incurable, c’est Esquirol qui l’a dit. Or à cet égard la loi du 30 juin 1838 offre une lacune qui cause d’insurmontables embarras à la justice, à la préfecture de police et à l’assistance publique. Voici un fait qui se renouvelle tous les jours. Sous l’obsession d’une impulsion irrésistible, un homme en frappe un autre et le tue. Il est arrêté ; interrogé par le juge d’instruction, il divague et ne laisse aucun doute sur son insanité ; un médecin aliéniste est appelé, et reconnaît que l’inculpé est irresponsable. L’article 64 du code pénal est formel : « il n’y a ni crime, ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au moment de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. » On se trouve donc en présence d’un malade ; il n’appartient plus à la justice, qui rend une ordonnance de non-lieu. C’est son devoir, et elle ne peut s’y soustraire. Cependant sous l’influence de l’isolement, de ce que l’on nomme le changement d’état, l’exaltation s’efface, la manie s’apaise, la raison reparaît, et le malade guérit. Que va-t-on faire ? Il ne faut point oublier que la manie homicide est incurable. Cet homme, n’étant ni prévenu ni condamné, ne peut être gardé en prison ; il n’est plus aliéné, il ne peut donc être reçu dans un asile. Pour lui, la justice est sans loi, la police sans pouvoir. Le voilà sur le pavé, retourné à sa vie ordinaire, à ses habitudes plutôt mauvaises que bonnes, en butte à toutes les causes de surexcitation qui déjà ont fait éclater son délire et le feront éclater encore. Un nouvel homicide est commis, grande rumeur : c’était un fou, ne le savait-on pas ? pourquoi ne l’a-t-on pas fait enfermer ? Soit ; mais la liberté individuelle, que l’on trouve si fortement compromise par la loi de 1838, qu’en fait-on dans ce cas ? Il y a tel genre de folie où les malades passent par des alternatives presque régulières, variant entre la fureur et une surexcitation qui ne dépasse pas de beaucoup la moyenne d’un cerveau naturellement exalté ; c’est la folie à double forme de Baillarger et la folie circulaire de Falret. Dans les intervalles de violence et de calme relatif, un malade frappé de cette affection peut commettre une série de meurtres et être toujours relâché, parce qu’il lui suffira d’être momentanément emprisonné pour entrer dans la période d’apaisement.