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Vie de Jésus qui donne la main à l’auteur du Pape. De là l’originalité piquante et en même temps la faiblesse des vues politiques de M. Renan.

Il paraît du reste avoir passé par plusieurs phases d’opinion à l’égard de la révolution française. Lui-même nous apprend qu’il en a subi d’abord comme tout le monde le prestige, et qu’elle l’avait subjugué par son air de fierté et de grandeur ; toutefois une étude plus attentive le conduisit à une plus grande sévérité. Cette seconde phase d’opinion place M. Renan à peu près dans la même nuance d’opinion que M. de Tocqueville, et que tout le parti libéral du second empire : il y mêlait seulement quelque chose de l’école historique, et comme c’était la mode alors, d’un peu de germanisme. Il reprochait à la France d’avoir sacrifié « l’élément germanique à l’élément gaulois, » c’est-à-dire la liberté à l’égalité, ou le principe individualiste au principe de l’état. Telle paraît être l’opinion de M. Renan dans ses premiers travaux[1]. Il n’y avait rien dans ces critiques qu’un ami sincère de la révolution ne pût accepter, et de tous côtés, par des chemins différens, les esprits libéraux tendaient à se réunir dans cette opinion moyenne, à la fois contraire au socialisme et au césarisme, ces deux écueils de l’esprit révolutionnaire.

Bientôt nous voyons apparaître dans les écrits de M. Renan un point de vue nouveau tout différent du précédent. Ce n’est plus seulement le sacrifice de l’individu à l’état, de la liberté à l’égalité, qui est l’objet de ses critiques, c’est le principe d’égalité lui-même. La démocratie n’est plus, comme le pensait Tocqueville, un état sage et juste, d’ailleurs nécessaire, qu’il faut corriger, surveiller, perfectionner. La passion de l’égalité est une passion grossière qu’engendre la pauvreté des vues ; l’aristocratie devient un idéal devant lequel notre pauvre société d’aujourd’hui paraît plate et vulgaire, en même temps que dévorée des plus basses passions. L’erreur de la démocratie est de ne pas comprendre que la société est « une hiérarchie ; » c’est un vaste organisme où des classes entières doivent vivre « de la gloire et des jouissances des autres. » Le paysan de l’ancien régime « travaille pour les nobles, » et les aime pour cela ; il jouit « de la haute existence que d’autres mènent avec ses sueurs. » Tandis que la jalousie démocratique ne sait pas voir les beautés du régime féodal et aristocratique, la philosophie « revêche et superficielle » de cette école n’a jamais rien compris au rôle de la royauté. Cette royauté française fut plus qu’une royauté, elle fut

  1. Voyez Essais de morale et de critique, 1869, les chapitres sur M. Guizot et M. de Sacy.