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mes appréciations. Les faits accomplis ne justifient que trop mon appréhension des événemens futurs. Rappelons-nous encore l’Italie. Y avait-il en 1850 un seul Napolitain qui redoutât l’assujettissement de sa patrie au Piémont ? Ainsi a-t-il été de l’Allemagne. Le vœu unitaire a été celui des journalistes, de la meute des universités, des aubergistes, de la partie remuante de la population ; mais des groupes nombreux, des hommes très dévoués à leur pays et très intelligens de ses intérêts, avaient horreur par avance de l’absorption brutale dont ils étaient menacés. Ils l’ont cependant subie et acceptée ; ils ont eu le sort du comte Balbo et de ses pareils en Italie, emportés comme eux par le courant. Les journaux allemands répétaient alors : « Si nous avions, un Cavour pendant six mois, l’Allemagne unitaire serait faite. » La maison de Zollern a trouvé cet autre Cavour, qui dure encore, à la différence du premier. Il s’en faut de beaucoup que M. de Bismarck soit un fanatique. C’est un homme de beaucoup d’esprit, hardi sans doute jusqu’à la témérité, mais clairvoyant, habile et judicieux ; il a cherché sa voie pendant longtemps ; sa dextérité dans l’exploitation des passions allemandes est au point de vue de l’art une merveille. Il a côtoyé de près le cardinal Alberoni, et le destin définitif de sa politique demeure encore incertain, car enfin il n’a pas toujours été le maître du mouvement. Le teutonisme l’a emporté sur lui, et il en a reçu la loi. Il a offert le césarisme à l’Allemagne comme expédient, à la maison de Zollern comme fortune, et une fois à l’action, les prétoriens ont pris la place du conseiller, celui-ci n’a plus été qu’un officier de cavalerie à la suite. Le vrai directeur a été le parti militaire bien commandé. C’est la noblesse prussienne qui a mené le branle de l’Allemagne, M. de Bismarck en est l’agent bien plus que le chef. M. de Bismarck n’a pas montré de passion dans la lutte, il a lancé la passion et n’en a pas encore refréné les mouvemens. Or dans ce jeu, terrible que de chances il a courues ! Si seulement, le siège de Paris eût été soutenu par Masséna, par un Davoust ! Et d’autre part que de prévisions ont été dépassées !

M. de Montalembert écrivait, en 1861 : « Par qui s’opérera cette transformation de l’Allemagne, laquelle est la conséquence logique et inévitable de l’unité italienne ? Évidemment par la Prusse. C’est elle qui sera le Piémont de l’Allemagne. L’Europe en a déjà l’instinct, et cet instinct deviendra, bientôt une certitude. À Dieu ne plaise que je veuille comparer à Victor-Emmanuel l’honnête et loyal roi de Prusse ! Sa vie durant, loin de seconder le mouvement, il fera tous ses efforts pour l’enrayer ; mais après lui qui sait où l’on en sera ? Et déjà il ne peut pas empêcher que tous les regards ne soient tournés vers lui, les uns pour courtiser d’avance le futur césar, les autres pour étudier le péril. En vue de cette éventualité si